Et la lumière fut

Nancy montre l’influence du Lorrain sur Turner

Le Journal des Arts

Le 10 janvier 2003 - 903 mots

De tous les maîtres anciens, Claude Gellée, dit Le Lorrain (vers 1604/1605-1682), est celui que Turner a le plus admiré. À travers soixante-seize œuvres du paysagiste anglais et dix-neuf du maître français, le Musée des beaux-arts de Nancy montre (après la Tate Gallery de Londres) comment la vision virgilienne du Lorrain a pu être une source d’inspiration pour Turner, peintre des éléments déchaînés.

NANCY - “Pur comme l’air italien, calme, beau et serein, surgit l’œuvre, et avec lui le nom, de Claude Lorrain.” Cette citation, issue d’un texte que rédige Turner en sa qualité de professeur de perspective à la Royal Academy, à Londres (Fondements : Introduction à l’architecture et au paysage, 1811), résume à elle seule la profonde admiration que vouait le peintre à son glorieux aîné. Elle s’étale en lettres carmin au début de l’exposition que le Musée des beaux-arts de Nancy consacre à Turner et à Claude Gellée (dit Le Lorrain). Souscrivant à la mode des manifestations associant deux grands maîtres de la peinture (mode récemment illustrée par les expositions “Matisse-Picasso” ou “Manet-Vélasquez”), le musée lorrain n’en permet pas moins une confrontation d’une grande pertinence. De tous les maîtres que vénérait Turner, Claude Gellée fut en effet celui qui marqua le plus durablement son œuvre, et pour lequel il eut sa vie durant la même déférence. La meilleure preuve en est certainement son testament, dans lequel l’artiste demande à être exposé à la National Gallery aux côtés de Claude.
Né en 1775 à Londres, d’un père barbier et perruquier, Turner est admis à l’école de la Royal Academy en 1789, après une formation auprès de l’architecte Thomas Hardwick et du topographe Thomas Malton Jr. Il étudie très jeune les tableaux du Lorrain, dont les œuvres ne cessent d’affluer en Grande-Bretagne depuis la fin du XVIIe siècle – le pays conserve aujourd’hui l’essentiel de ses 250 peintures, 1 250 dessins et 50 gravures. Insatiable, Turner croque les œuvres de Claude Gellée proposées aux enchères (carnet d’esquisses Fonthill), étudie les gravures d’après ses peintures et se rend chez les amateurs collectionnant ses tableaux. La première huile sur toile qu’il découvre est sans doute le Paysage avec Jacob et Laban et ses filles, immense tableau (143,5 x 252 cm) dont l’efficacité de la composition classique le séduit. En témoigne l’interprétation moderne qu’il en fera en 1814, ainsi que la reprise tout au long de sa carrière de principes typiquement claudiens  : organisation très structurée de l’espace, série de plans successifs entraînant le spectateur vers l’intérieur du tableau, image divisée par un groupe d’arbres, réunion au sein d’une même composition de différents éléments issus de la réalité… Ces caractéristiques sont notamment à l’œuvre dans le Liber Studiorum, réalisé par Turner en hommage au Liber Veritatis du Lorrain. Tandis que le premier est une compilation de différents types de paysages (pastorales, marines, paysages montagneux, historiques ou architecturaux), le second contenait les dessins de tous les tableaux achevés de Claude, qui aurait ainsi voulu se prémunir contre les imitations. La mise en regard de feuilles issues des deux Liber est éloquente tant certaines aquarelles de Turner (Procris et Céphale) sont proches des lavis du Lorrain (Paysage avec la mort de Procris).
Poursuivant sa quête inlassable de l’idéal claudien, Turner part à Rome en 1819, sur les pas du maître français. Au cours de cette période, sa palette gagne en légèreté et en brillance, une évolution qu’accompagne la muséographie de l’exposition dont les cimaises se teintent de couleurs jaune doré et terre de Sienne. Dans ses “carnets italiens”, Turner crayonne les tableaux du Lorrain figurant dans les collections Doria-Pamphili, Pallavicini ou Barberini, annote des remarques sur la manière dont le peintre utilise les couleurs et immortalise des sites dignes de son aîné. L’étude des œuvres du maître français et la découverte de la chaude luminosité de la Péninsule donnent également naissance à une série d’aquarelles évanescentes, où l’intérêt pour la lumière et les couleurs prennent le pas sur le sujet (Le Temple de Vesta, Tivoli ; Études de ciel). Comme l’écrit Michael Kitson dans le catalogue de l’exposition, “Turner est impressionné – il le restera toute sa vie – par la manière dont [la] lumière [du Lorrain] inonde l’espace pictural, glissant sur le sol et sur la surface de l’eau [...], reliant le premier plan et l’arrière-plan du tableau dans une unité spatiale continue. Lui-même va reprendre et exagérer ces effets”. Non loin des aquarelles, une belle série d’esquisses à l’huile figurant des paysages, scènes portuaires et baies à la manière du Lorrain illustre cette exagération des effets claudiens, qui ira en s’accentuant après le second séjour du peintre en Italie (1828). Pour preuve, Regulus : adaptation du célèbre Port de mer du Lorrain conservé aux Offices (Florence), la toile est inondée d’une lumière aveuglante. Turner reprend la représentation claudienne du soleil vu de face, mais en intensifie l’effet éblouissant grâce à des glacis de pigments blancs. L’exposition s’achève sur Soleil levant, château sur une baie : “Solitude”(vers 1845-1850), œuvre des dernières années montrant le chemin parcouru par le peintre : Turner reste fidèle au modèle claudien, mais en le réduisant à ses formes les plus élémentaires (le groupe d’arbres, le motif du château), désormais totalement nimbées de lumière.

TURNER ET LE LORRAIN, jusqu’au 17 mars 2003, Musée des beaux-arts de Nancy, 3 place Stanislas, 54 000 Nancy, tél. 03 83 85 30 72, tlj sauf mardi, 10h-18h. Catalogue éd. Hazan, 180 p., 170 ill., 38 euros.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°162 du 10 janvier 2003, avec le titre suivant : Et la lumière fut

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