Edgar Degas, l’audace de l’ultime période

Richard Kendall organise à Londres la première exposition monographique de l’œuvre tardive

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1996 - 911 mots

Pour la première fois, une grande exposition exclusivement consacrée aux œuvres tardives d’Edgar Degas vient d’ouvrir ses portes à la National Gallery de Londres. Elle rassemble quelque quatre-vingt-dix peintures, dessins, pastels et sculptures en provenance du monde entier, auxquels s’ajoutent des œuvres de la propre collection de l’artiste, réunies pour la première fois elles aussi. Dans un entretien avec Michael Hall, professeur d’histoire de l’art à l’université de Manchester et auteur de nombreux ouvrages sur l’Impressionnisme, le commissaire de l’exposition Richard Kendall, spécialiste de Degas, explique les raisons qui l’ont conduit à organiser cette exposition monographique.

Michael Hall : Au cours des vingt dernières années, nous avons été abreuvés d’expositions sur l’Im­pressionnisme et le post-Im­pressionnisme. Pourquoi en organiser une nouvelle aujourd’hui ?
Richard Kendall : Celle-ci est différente. C’est la première exposition exclusivement consacrée aux œuvres de la dernière période de Degas, de 1890 à 1917, l’année de sa mort. Certains travaux de cette période ont déjà été présentés dans le cadre de deux expositions, notamment au sein de la rétrospective Degas organisée à Paris en 1988-1989, mais ils étaient rattachés à l’ensemble de son œuvre. Cette fois, ils sont la raison d’être de l’exposition.

Pourquoi cette période plutôt qu’une autre ?
Je pense que Degas a produit le meilleur de son œuvre à la fin de sa vie. Renoir avait raison de dire qu’il n’est réellement devenu lui-même qu’après avoir atteint cinquante ans : étonnamment denses, les œuvres créées durant cette période sont les plus proches de nous, dans le temps bien sûr, mais surtout dans l’esprit. L’intensité des couleurs, la puissance dramatique et l’espèce de verdeur qui les caractérisent se retrouvent dans l’art d’aujourd’hui. C’est dans ce sens que le Degas tardif nous touche : nous le comprenons car sa sensibilité est proche de la nôtre.
L’important, à mes yeux, était de montrer comment sa carrière a évolué radicalement à partir de la fin des années 1880. Il a alors abandonné une partie de son imagerie traditionnelle – repasseuses, modistes, person­­nages de caf’conc… –, comme il a abandonné la plupart des techniques en vogue chez les impressionnistes – gravure, lithographie… – qui lui avaient permis de subsister jusqu’à cet âge de sa vie. Mis à part quelques paysages et portraits, son œuvre se concentrera progressivement sur deux ou trois thèmes : les danseuses, les nus, les compositions en clair-obscur… Les danseuses de cette période, par exemple, sont sensiblement différentes des précédentes. Il ne s’agit plus de montrer les coulisses ou d’exalter une image de la sensualité, mais d’atteindre à une expression de la condition humaine.

Quels critères ont présidé à la sélection des œuvres ?
J’ai gardé en tête la dernière partie de la rétrospective de 1988-1989, qui rassemblait un exceptionnel ensemble d’œuvres tardives sélectionnées par Jean Sutherland Boggs. D’une certaine façon, cette section a ouvert la voie en faisant découvrir aux visiteurs enthousiasmés un art extraordinaire. Je me suis engouffré dans cette brèche, tout en souhaitant monter une exposition différente.
Compte tenu de la surface d’exposition disponible dans l’aile Sainsbury de la National Gallery, je savais que je ne pourrais pas présenter plus de quatre-vingt-dix à cent toiles. J’ai donc retenu six thèmes pour cette exposition très sélective, qui montre en premier lieu l’importance des séries dans l’œuvre de Degas. Cet aspect méconnu de son travail est pourtant au moins aussi essentiel chez lui que chez Monet. Une salle est consacrée aux relations entre sa sculpture et sa peinture, car je pense qu’il utilisait souvent ses sculptures comme modèles pour ses peintures et ses dessins. Les paysages tardifs, et la présence de personnages dans ces paysages, sont également étudiés. Il s’agit donc là d’une exposition didactique qui devrait remettre un peu d’ordre dans la perception de la production des dernières années de Degas.

Les tableaux de la National Gallery provenant des grandes ventes de la collection Degas, en 1918 et 1919, sont-ils exposés ?
Bien sûr. Les toiles provenant de sa collection personnelle sont presentées au sein de la section "Degas, le collectionneur", auxquelles viennent s’ajouter un nombre important de toiles empruntées à d’autres collections. Pour la toute première fois, le grand public et les spécialistes seront à même de voir à quoi ressemblait la collection de Degas, qui était en vérité fabuleuse. C’est l’une des plus grandes collections d’artistes de tous les temps, aussi riche que surprenante. Il possédait, entre autres, sept toiles de Cézanne.

Degas inspire-t-il encore les artistes contemporains ?
C’est précisément l’une des raisons qui m’ont soutenu dans ce travail de longue haleine. En m’entretenant avec divers artistes contemporains, j’ai découvert que Degas les passionnait, et plus particulièrement le Degas tardif. Lucian Freud, Kitaj et Howard Hodgkins m’ont tous confié que leur œuvre favorite de Degas, que ce soit un dessin ou une peinture, appartenait à cette dernière période. Je sais par ailleurs que David Hockney s’est beaucoup intéressé aux dessins tardifs de Degas.
Je suis convaincu que l’exposition attirera les artistes et les enchantera, ne serait-ce qu’en raison de la virtuosité technique de Degas. Un simple fusain, quelques pastels, une toile usagée lui ont toujours suffi à exercer son grand pouvoir de séduction.

DEGAS : BEYOND IMPRESSIONISM (Degas, au-delà de l’Impressionnisme) et DEGAS AS A COLLECTOR (Degas, le collectionneur), jusqu’au 26 août, National Gallery, Londres, tlj 10h-18h, dimanche à partir de 12h. Catalogue Degas : Beyond Impressionism, Richard Kendall, National Gallery Publications Ltd, broché 19.95 £ (160 F), relié 35 £ (280 F). Catalogue Degas as a collector, Ann Dumas, National Gallery Publications Ltd, 10.95 £ (90 F).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°26 du 1 juin 1996, avec le titre suivant : Edgar Degas, l’audace de l’ultime période

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