Art moderne

XIXE-XXE SIÈCLES

Du flou dans les lointains

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 1 février 2023 - 752 mots

Consacrée aux artistes voyageuses, l’exposition d’Évian souffre d’un manque de rigueur dans le propos et d’une médiation insuffisante.

Évian. Sans queue ni tête : l’expression vient à l’esprit à la sortie de l’exposition rassemblant environ 170 œuvres sous le commissariat de William Saadé et d’Arielle Pélenc, et organisée en collaboration avec le Musée du Quai Branly-Jacques Chirac. Elle réunit une quarantaine d’artistes femmes qui ont voyagé en dehors de l’Europe, entre 1880-1890 et la Seconde Guerre mondiale. Le propos est de montrer comment ces femmes ont représenté « les lointains ». La première salle est pourtant entièrement consacrée à la formation des artistes féminines durant la période. Si l’on peut admettre que le sujet fasse l’objet d’un essai dans le catalogue, il est étrange de lui consacrer une telle place dans l’exposition. Un simple texte suffisait à évoquer les ateliers qui accueillaient des femmes ainsi que la fondation de l’Union des femmes peintres et sculpteurs en 1881, appuyé par le tableau Ismaël de Virginie Demont-Breton (1895, voir ill.) qui en fut l’une des premières membres (les artistes exposées l’ont toutes été) ; mais c’est sur le voyage qu’il fallait insister.

Le point de vue féminin partiellement exprimé

C’était possible en prenant l’exemple d’Ida Pfeiffer, dont les récits des tours du monde publiés en France en 1859 étaient très populaires, et d’Alexandra David-Néel qui fait l’objet d’une vitrine plus loin dans l’exposition – elle était photographe mais aucun de ses clichés n’est montré. Il n’est pas mentionné que les peintres du voyage, et notamment les femmes, pouvaient adhérer à la Société des peintres orientalistes français qui organisait un salon annuel et participait aux expositions universelles et coloniales. Pour donner une idée complète du cadre dans lequel voyageaient ces femmes, il aurait d’ailleurs fallu aborder plus franchement le thème du colonialisme accepté par certaines, critiqué par d’autres. Celles qui bénéficiaient d’une bourse ne pouvaient se permettre de montrer une réalité trop dérangeante.

Dans le catalogue, Marion Lagrange mentionne Marie Gautier (1867-1960), malheureusement non exposée ici, qui fut en 1906 l’une des premières femmes lauréates d’une bourse de voyage financée par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Révélée lors de la dispersion de son atelier et de celui de son mari, Louis Ferdinand Antoni, en décembre 2021, sa production algérienne semble s’être bornée à des paysages. Antoni (1872-1940), qu’elle a rencontré en Algérie peu après son arrivée, a pu à son tour obtenir une bourse de voyage pour l’Afrique noire en 1909 où elle l’accompagna, semble-t-il sans peindre. Par son effacement de l’histoire de l’art, à l’opposé de son compagnon dont la carrière fut prestigieuse, Marie Gautier rappelle que le mariage et la maternité mettaient bien souvent fin à une trajectoire brillamment entamée. Dans son article de 1908 dans Art et Décoration, Léonce Bénédite, sous couvert de vanter le talent de l’artiste, évoque son mari qui pourrait la conduire à « élargir encore sa manière » et de conclure : « Est-il à souhaiter, d’ailleurs, que cette manière s’élargisse beaucoup ? L’un des principaux mérites de l’art de Mme Marie Gautier, c’est que c’est bien un art de femme. »

Des œuvres devenues peu accessibles

Servi par une belle scénographie qui met des visages sur les noms des artistes (il est cependant regrettable qu’un cartel biographique ne soit pas consacré à chacune), le corpus présenté à Évian séduit par la qualité des peintures, sculptures et photographies faisant voyager le visiteur du Maghreb à l’Afrique noire et de l’Inde au Vietnam. Il s’agit d’un rassemblement de ce qu’on a pu trouver d’intéressant dans les musées et collections françaises – cette limitation géographique était le postulat de départ. Or la plupart de la production de ces voyageuses est encore inconnue, dispersée en France par les successions des familles et des amateurs, ou restée dans les pays où elles ont travaillé. En outre, il est difficile, désormais, d’acquérir à l’étranger. L’Algérie, par exemple, interdit quasiment toute exportation d’œuvre d’art pour conserver son patrimoine. Les tableaux importants mis sur le marché international (ou même français) sont le plus souvent achetés par des institutions ou des collectionneurs des pays représentés et non par des musées français qui, de toute façon, recherchent encore peu cet art.

Le parcours se termine par deux artistes chinoises formées en France et qui sont retournées en Chine pour peindre, ce qui est encore un autre sujet. Au-delà de ces approximations dans le propos, l’exposition, si on la visite sans le catalogue, pâtit d’un manque de médiation préjudiciable à une bonne appréciation de son thème qui reste largement à explorer.

Artistes voyageuses. L’appel des lointains, 1880-1944,
jusqu’au 21 mai, Palais Lumière, quai Charles-Albert-Besson, 74500 Évian.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°604 du 3 février 2023, avec le titre suivant : Du flou dans les lointains

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