Devade, ce mal connu

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 février 2004 - 711 mots

De Marc Devade, que connaît-on ? Au fond, bien peu de choses. Quelques images à première vue semblables – les unes très formalistes, les autres plus sensibles – et son appartenance au groupe Supports-Surfaces.
C’est à peine si l’on se souvient de ses écrits théoriques et de ce regard qu’il nous a proposé de porter dès les années 1960, de l’autre côté de l’Atlantique, en direction d’un Newman ou d’un Rothko.
Le premier des mérites de l’exposition rétrospective que lui consacre le musée de Tourcoing est justement de nous inviter à la découverte non seulement d’une œuvre mais d’une aventure, celle d’un artiste trop tôt disparu dont la pensée sur l’art – et la peinture en particulier – était ouverte aux spéculations les plus averties d’une postmodernité en devenir.
Né à Paris en 1943, Marc Devade, qu’une grave maladie emportera à l’âge de quarante ans, marque très tôt son intérêt pour la peinture américaine. Fortement influencé par les œuvres de Franck Stella et de Kenneth Noland, qu’il découvre à la galerie Lawrence, il l’est surtout par Jackson Pollock dont le rapport à l’acte créateur lui apparaît fondamentalement innovant. Ainsi, portée par une réflexion sur la peinture qui s’applique à mettre en évidence les processus de création qui la gouvernent, la démarche de Devade trouvera-t-elle assez naturellement sa place lors de la création du groupe Supports-Surfaces, en septembre 1970, à l’occasion de l’exposition éponyme au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Et ce, malgré le paradoxe majeur de se présenter comme un ardent défenseur du concept de tableau dont tous les efforts du groupe sont d’organiser précisément le démontage.
Paradoxale, l’œuvre de Devade l’est à plus d’un titre. Notamment par une appréhension de la peinture où n’existe aucune ligne de partage entre théorie et création. Au point qu’il est difficile de dire laquelle est en amont de l’autre. Mais ce que d’aucuns ont combattu chez lui est justement ce qui fait la force et la singularité de sa démarche.
On reproche souvent aux créateurs de ne pas mettre leurs actes au diapason de leurs idées.
Tel n’était pas le cas de Devade dont la rigueur du travail pictural égale la radicalité de sa réflexion.
Tout d’abord faites de figures géométriques structurant le champ du tableau, puis de plans monochromes fluides jouant de superpositions, enfin de plages colorées s’épanchant partiellement en surface, les peintures de Marc Devade visent à redéfinir le rôle et le fonctionnement de la couleur.
Si sa contribution à Supports-Surfaces tient au questionnement du champ pictural, si chéri par ses camarades (Viallat, Cane et Bioulès, parmi d’autres), elle relève aussi de la mise en évidence du mode de production de l’œuvre, considérée alors comme l’« un des aspects de la modernité » (Marcellin Pleynet). Toutefois, Devade se démarquera très vite du groupe par un positionnement théorique poussé à l’excès dont il défendra les thèses au sein de revues comme Tel Quel – voir son article intitulé « D’une peinture chromatique, théorème écrit à travers la peinture », publié au printemps 1970 – et Peinture/Cahiers théoriques – dont il est non seulement l’un des fondateurs en 1971 mais
le véritable animateur.
Déconnectée du contexte d’une époque fortement agitée tant par la pensée structuraliste que par l’idéologie matérialiste dominante, l’œuvre de Marc Devade qui apparaît aujourd’hui dans une perspective esthétique qui la situe au cœur d’une réflexion non plus locale mais globale.
La façon dont elle s’est développée au-delà de Supports-Surfaces jusqu’à sa brutale interruption au début des années 1980 en dit long sur les recherches de l’artiste en quête d’une peinture quasi métaphysique familière des plus grands, Monet, Malévitch et Rothko associés. Quelque chose d’une effusion y est à l’œuvre, qui accapare l’espace et l’amplifie – quelque chose qui entraîne la « couleur comme tableau vers un développement de l’espace-couleur dans l’œuvre » (Beate Reifenscheid). De cette aventure unique en son genre, l’exposition de Tourcoing présente notamment tout un ensemble de travaux sur papier du plus grand intérêt parce qu’ils « exposent le fonctionnement contradictoire de la matière en mouvement qui produit la pensée » (Stéphanie Gille).  Une excellente façon d’aborder la démarche de création de l’artiste.

« Marc Devade, rétrospective », Tourcoing (59), musée des Beaux-Arts, 2 rue Paul Doumer, tél. 03 20 28 91 60, jusqu’au 16 février.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : Devade, ce mal connu

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