Sociologie

Deux histoires d’identité

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 5 janvier 2016 - 688 mots

Le Carré d’art de Nîmes convie deux artistes femmes qui explorent, avec une lucidité différente, le terreau culturel et social qui les environne.

NIMES - Latoya Ruby Frazier et Yto Barrada. Ce sont deux femmes qui cet hiver se partagent les honneurs du Carré d’art, chacune ayant pris possession d’une des deux ailes composant les salles d’expositions temporaires du musée nîmois. Deux femmes qui scrutent avec acuité leur environnement immédiat : une ville industrielle à l’abandon, sapée par la crise économique et traînant son cortège de misère humaine et sociale pour l’une, l’identité marocaine et les éléments et manipulations participant à la fabrication d’une culture pour l’autre.

Une urgence absolue sourd des clichés de Latoya Ruby Frazier, une « nécessité vitale » pour reprendre les mots de Natalie Zelt dans la publication accompagnant l’exposition. La grande salle rassemblant de nombreuses images en noir et blanc est percutante. Elles disent à travers l’architecture ou les personnages qui y sont figurés à la fois l’intimité et la globalité du désastre touchant sa ville de Braddock (Pennsylvanie) frappée par la désindustrialisation. Il ne s’agit pas là d’un constat misérabiliste qui ne serait que de l’ordre du témoignage, mais plutôt d’une véritable œuvre de combat, d’un engagement physique et in fine politique. Plutôt que la posture dénonciatrice souvent mise en avant par ceux qui revendiquent un engagement, l’artiste préfère l’action. Si ses images font montre de l’implacable rudesse du déclassement, de l’abandon des corps, de la tristesse des âmes, c’est pour mieux être mordantes, percutantes dans ce qui se lit, s’agissant des membres de sa famille qu’elle figure inlassablement, et afficher sa résistance et sa fierté.

Et Latoya Ruby Frazier résiste en effet. Quand Levi’s décide d’axer une campagne publicitaire sur un prétendu renouveau de Braddock, sans se soucier de la sinistre réalité du terrain et en alignant les clichés raciaux relatifs à une forme de « nouvelle frontière », elle vient se poster vêtue d’un jean devant l’une des boutiques de la marque et fait une performance sur le sol en une chorégraphie énergique et jamais douloureuse, qui finit par complètement ruiner son vêtement à force de frottements (Latoya Ruby Frazier Takes on Levi’s, 2015).

Séries de photographies
Plus portée par la poésie des formes, Yto Barrada s’intéresse ici au terreau culturel et à sa part dans la construction d’une identité, et par-delà d’une économie. Travaillant souvent par série de photographies, l’artiste en a déployé ici plusieurs, sur des murs élégamment recouverts de différentes couleurs jusqu’à mi-hauteur. Toujours précis, ses clichés figurant souvent des objets sur des fonds neutres semblent adopter la syntaxe d’un langage ethnographique propre à faire œuvre d’enseignement. Ainsi de séries de dessins indigènes ou de jouets d’enfants nord-africains conservés par le Musée du quai Branly. Surtout, elle pointe finement comment la « grande » histoire se transmet, mais aussi s’écrit, à travers la fabrication d’artefacts servant au commerce à destination des touristes. L’artiste montre notamment des photos de fossiles, mais aussi des « outils de préparateurs de fossiles », où cohabitent le vrai et le faux, le réel et la fiction, l’histoire et sa fabrication.

Le problème est que sa proposition est à ce point immédiatement lisible que le constat et la démonstration sont finalement vite dressés. « Faux guide » aurait ainsi presque pu se concentrer en une seule salle au lieu des trois qui lui sont dévolues, car à force de déclinaisons, si ce n’est de répétitions, plane le sentiment d’une certaine dilution. Surtout lorsque le dernier espace est occupé par une installation de tapis monochromes aux couleurs variées qui s’empilent en une Échelle des temps géologique qui s’affiche par trop décorative, pour ne pas dire un rien légère et facile.

Au final Yto Barrada souffre un peu de cette confrontation avec Latoya Ruby Frazier. Face à la puissance visuelle et sémantique de l’Américaine, le discours de la Marocaine résonne un peu dans le vide. Non qu’il soit futile, mais à tout le moins paraît-il un peu léger, comme de la nonchalance face à l’urgence.

LATOYA RUBY FRAZIER
Commissaire : Jean-Marc Prevost
Nombre d’œuvres : 47

YTO BARRADA
Commissaire : Jean-Marc Prevost
Nombre d’œuvres : 31

Latoya Ruby Frazier. Performing Social Landscapes - Yto Barrada. Faux Guide

Jusqu’au 13 mars, Carré d’art-Musée d’art contemporain, Place de la Maison Carrée, 30000 Nîmes, tél. 04 66 76 35 70, carreartmusee.nimes.fr, tlj sauf lundi 10h-18h, entrée 5 €. Catalogue Latoya Ruby Frazier, éd. Carré d’art, 56 p., 12 €.

Légende photo
Vue de l'exposition de LaToya Frazier au Carré d'art, Nîmes. © Photo : D. Huguenin/Carré d'art.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°448 du 8 janvier 2016, avec le titre suivant : Deux histoires d’identité

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