Pavillon de Flore, Paris

Desprez, de Chimère en Festin de pierre

Le Journal des Arts

Le 1 mars 1994 - 794 mots

Cinq thèmes déclinés pour une réussite originale.

PARIS - Une exposition conçue non autour d’un artiste, d’une période ou d’un grand thème, mais autour d’une œuvre seule et de l’idée qu’elle suscite : le fait n’est pas si fréquent, et encore moins une telle réussite. On saura que Louis-Jean Desprez (1743-1804) fut architecte, graveur, peintre et dessinateur. Prix de Rome, il parcourut l’Italie et, engagé par Gustave III roi de Suède, devint à Stockholm décorateur de ses fastes, fêtes, opéras. Il mourut en disgrâce après son protecteur. Guère plus, car sur place, "il s’agira d’oublier Desprez, pour lire ses œuvres". Exit l’auteur, dont il ne reste que le nom dans l’intitulé de sa gravure, l’intimité de sa Chimère.

En 1771 paraît l’eau-forte dont la genèse et la destination resteront ignorées. Mais elle-même, avec la légende forgée de toutes pièces pour l’accompagner, en dit assez. Chimère inaugurale, emblématique, exemplaire, Régis Michel, commissaire de l’exposition, voit en ce monstre dévorant un cadavre, un fantasme originaire ; et avant de boucler la boucle par trois états successifs de la même gravure (autant que de têtes au prédateur), décline cinq thèmes comme autant de variantes à cette obsession.

Ainsi, Ruines et destruction illuminent en trois crépuscules La Prise de Sélinonte ou, avec le monarque aimé, ressuscitent un lointain passé (Gustave III à Tivoli en 1784) : premier cas du "Triomphe de la pierre, c’est-à-dire de la mort."

Théâtre ensuite. Les projets de décors passent désormais pour dessins autonomes du scénographe. La Cour des Vestales s’étend chez les Incas plus carcérale qu’exotique ; le Tombeau d’Agamemnon impose la profondeur de la scène. Les conventions s’appliquent donc avec le sens du drame, et l’illusion sauve l’architecte du monumental. La figure humaine se trouve réduite, éclipsée, sacrifiée ; dans ce deuxième cas, "la pierre élimine l’être, le minéral fossilise le vivant".

Vient la Voûte. Antre de la bête invisible, dans une composition "absolument d’idée" selon sa légende (Voûte et pyramide) ; ou bien nef catholique, animée par un feu cruciforme et dominateur, (Gustave III devant la Croix du Carême 1784 à Saint-Pierre de Rome). Laissant les hommes, témoins impuissants, à leur infranchissable seuil, c’est le troisième cas d’une "voûte sans chimère, mais avec ossements : rhétorique de la métonymie, où la menace naît de cette absence même".

Tombeaux encore. Entre Caveau funéraire à Bénévent visité en chemin, aussitôt fixé sur papier, et Fale Bure, peinture à grand spectacle, gothique avant l’heure, une série macabre est ici réunie, des projets dessinés aux quatre glaçantes, saisissantes, aquatintes (Tombeaux à la Mort debout, à la Mort assise, avec cariatides, avec sphinx). Comme avec In Morte Vita, gravure parente de la toute première ("la mort y remplace la Chimère par une allégorie directe"), il s’agit d’un cas limite, "la pierre sature l’image au point de s’annexer le défunt : d’ingérer la chair humaine."

Caricature enfin : le divertissement cruel choisit sa victime comme ses bourreaux et assistants parmi les ridicules de la commedia dell’arte. La dérision extrême se résoud par l’outrage (Crucifixion de Pantalon) ; le dernier cas est transposé, d’un "petit théâtre de la critique sociale, qui brocarde les pompes monarchiques de la Faculté."

Au fil des 65 œuvres (dont quelques dessins de Sergel, ami et portraitiste de Desprez, chroniqueur épique d’une Despréade), La Chimère, conducteur donné dès l’entrée, se voit associer une référence obligée, celle de Freud, pour la démonstration d’un ressassement constant dans l’ensemble de l’œuvre. à travers les salles, le commentaire, nécessaire, est moins riche et plus accessible que ne le sont dans le catalogue les essais de Régis Michel, passablement décalés par rapport aux autres contributions plus classiques. Son discours, partant d’un point précis, en s’articulant prend appui sur les écrits, d’Anciens (Diodore de Sicile) et de contemporains (ceux de Desprez et les nôtres, de Goethe et Kant, Sade, Freud et Artaud, Barthes) auxquels il renvoie.

Dimension textuelle, donc, de cette présentation, notamment dans les essais du commissaire de l’exposition, dont l’originalité tient aussi à la langue, au ton qu’il emploie, "vivaces", rares dans de telles publications. Et plus encore à ce qu’il annonce sur un sujet précis, "une interprétation fort différente" de la sienne, incluse dans les mêmes pages, "ce dont chacun se réjouira, la pluralité des lectures ne faisant qu’enrichir la glose de l’artiste." La lecture qu’il propose au visiteur, signifiante, brillante, stimulante au premier chef, est à recevoir ; reste à voir. Le trait gravé, magistral, du carnage originel, l’or lavé d’une falaise aux suppliciés, la nuée blanche aveuglante du Meurtre de Sémiramis, le noir à couper le souffle d’aquatintes funèbres... Voir les images, fussent-elles "à faire peur", d’un festin de pierre.

La Chimère de Monsieur Desprez. Musée du Louvre, Pavillon de Flore, entrée Porte Jaujard. Tél. : 40.21.51.51. Jusqu’au 2 mai. Catalogue, 245 p., 230 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Desprez, de Chimère en Festin de pierre

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