Dernière ligne droite

Le Musée d’Orsay montre Mondrian avant l’abstraction

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 19 avril 2002 - 867 mots

Lorsqu’il effectue
ses premières œuvres abstraites, Mondrian est
déjà âgé de quarante ans. Derrière lui, il a une vingtaine d’années de pratique de la peinture.
C’est à cette période que
le Musée d’Orsay consacre aujourd’hui une exposition. Si l’ensemble de l’accrochage voudrait démontrer une évolution linéaire vers l’abstraction, force est
de constater que cela n’a
pas été sans ruptures.

PARIS - En histoire de l’art, la métaphore organique a visiblement encore de beaux jours devant elle. Dans le texte d’introduction de l’exposition qu’il consacre aux vingt premières années de création de Mondrian, le Musée d’Orsay annonce sans hésitation “une évolution naturelle et sans ruptures partant du réalisme et aboutissant à l’abstraction”. Ce n’est donc pas ici que le grand récit moderne qui mène à l’achèvement de la figuration sera mis en doute. Invitation est faite à tous d’examiner dans chaque toile les signes précurseurs qui conduiront le sage peintre hollandais, Pieter Mondriaan (né en 1872), à fonder le très international “Néo-plasticisme” Piet Mondrian, nom qu’il adopte à partir de 1912. Pourtant, impossible de déceler quoi que ce soit de ce genre dans l’honorable Nature morte aux poissons et citrons de 1893, ou dans une vue du Vieil Amsterdam datée de la même époque. À la fin du XIXe siècle, en frayant avec la mouvance symboliste alors décisive, Mondrian opère des réductions importantes, comme le prouve une Forêt de 1899. Mais ses audaces formelles sont loin de celles des Nabis entamées dans le sillage de Gauguin.

Quant à sa Passiflore de 1901, elle se conforme aux canons du genre, mais elle ne crache pas le venin de ses voisins belges. Il est toutefois possible de voir dans l’arbre qui occupe le premier plan de son Église en 1897, le motif décisif sur lequel il reviendra quelques années plus tard, en 1909, avant de le prolonger par le biais du Cubisme. La rigueur des façades de la Ferme à Nistelrode, en 1904, peut certes annoncer, comme ne le manquera pas de la faire a fortiori Mondrian, “une plastique des rapports déterminés”. Mais malgré cela, le peintre reste fortement ancré dans la tradition hollandaise.

Réalisme hollandais
Rattaché à l’École de La Haye qui, à la suite de Barbizon, prône l’étude de la nature sur le motif, Mondrian regarde aussi bien avant : vers le XVIIe siècle et l’âge d’or du réalisme hollandais. Au début du siècle, les Pays-Bas font alors partie de la périphérie. Peut-être plus qu’ailleurs, l’enseignement à l’Académie des beaux-arts d’Amsterdam considère l’Impressionnisme (qualifier ici de “Luminisme”) comme hérétique et, pendant longtemps, Mondrian n’est vraisemblablement pas à la recherche des dernières avancées picturales. Ainsi, l’influence de Van Gogh sonne comme une révélation en 1908 (dix-huit ans après sa mort et trois ans après l’exposition que lui consacre le Stedelijk Museum d’Amsterdam) dans les rougeurs du vitalisant Moulin dans la clarté du soleil. Le Divisionnisme pointe lui son nez en 1909 dans La Mer après le coucher du soleil, mais il n’est qu’un coup d’essai vite abandonné.

Le Cubisme, une rencontre décisive
“Je ne savais pas grand-chose des mouvements modernes. Quand, pour la première fois, j’ai vu les œuvres des impressionnistes, de Van Gogh, de Van Dongen, et des fauves, je les ai admirées. Mais il me fallait trouver seul ma véritable voie”, confessera Mondrian. En fait, le dernier mouvement sera le bon. Confirmée par un voyage à Paris en 1911, où il s’installe ensuite de 1912 à 1914, la découverte du Cubisme fait en effet office de véritable révélateur pour le peintre. L’accélération est là si brutale qu’elle peut véritablement s’apparenter à une rupture, la révélation d’une histoire qu’il considérait jusque-là comme étrangère. “L’émergence de la ligne droite et de la couleur fondamentale, ou primaire, en à-plat est perceptible dans l’art moderne, tout entier. Peu avant l’arrivée du Cubisme, on constate l’apparition des grands contours aussi nets que possible : à l’intérieur, des couleurs profondes et égales (entre autres chez Van Gogh). En conséquence, la technique de la peinture changea, l’œuvre d’art prit un tout autre aspect”, résume-t-il en 1942. Tout cela, Mondrian l’a en fait effectué dans son œuvre. Mais ce que prouve l’exposition du Musée d’Orsay, c’est que ce chemin a été parcouru en deux ans.

Présentés en vis-à-vis, le solide Moulin rouge et bleu de 1910 et le mystique et géométrique triptyque de L’Évolution de 1910 joignent la simplification aux inspirations théosophiques du peintre. Avec leur iconographie chargée, les œuvres et leur démonstration spirituelle n’en ouvrent pas moins la voie à une réduction qui court du Cubisme analytique de la Nature morte au pot de gingembre en 1911 à celui, synthétique, des Arbres et Compositions de 1913. Si l’on perçoit encore quelques traces d’illusionnisme spatial dans les diagonales de la Composition ovale en plans de couleurs 2 (1914) ou dans l’effacement progressif des couleurs et des traits dans Tableau n° 1 et Tableau n° 2 (1914), la grille plastique est bien en place. Ce que Braque et Picasso ont toujours refusé de faire, Mondrian, réaliste hollandais, l’a réalisé.

- MONDRIAN DE 1892 À 1914, LES CHEMINS DE L’ABSTRACTION, jusqu’au 14 juillet, Musée d’Orsay, 62 rue de Lille, Paris, tlj sauf lundi, 10h-18h, le jeudi 10h-21h45, et le dimanche 9h-18h ; catalogue, RMN, 225 p., 39 euros, www.musee-orsay.fr

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°147 du 19 avril 2002, avec le titre suivant : Dernière ligne droite

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