De Sumer au binaire

La TGB s’ouvre sur une TGE…

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1996 - 934 mots

Pour marquer l’ouverture au public de son nouveau site de Tolbiac, la Bibliothèque nationale de France (BNF) présente une ambitieuse exposition consacrée à \"Tous les savoirs du monde\". Quelque 600 pièces, réparties sur près de 2 000 m2 entre les vénérables bâtiments de la rue de Richelieu et les quatre tours de Dominique Perrault, résumeront 5 000 ans d’histoire du savoir occidental et oriental, de la naissance de l’écriture à l’ère informatique.

La plupart des documents présentés sont les piliers mêmes de cette histoire, de véritables mythes : les plus anciennes versions connues et les plus beaux manuscrits d’après Homère, Platon, Aristote, Pline, Ptolémée ou saint Augustin... L’Égypte et la Mésopotamie, la Grèce et Rome, les mondes arabe et hébraïque, l’Inde et la Chine (la BNF conserve une encyclopédie chinoise du XVIIIe siècle comprenant 11 000 volumes !) trouveront naturellement leur place dans ce gigantesque panorama.

Rue de Richelieu, les deux galeries seront plus précisément consacrées à l’encyclopédisme botanique et zoologique ainsi qu’aux cabinets de curiosités du XVIe au XIXe siècle. Certaines pièces majeures, dont plusieurs empruntées à de grandes collections étrangères, viendront témoigner du rôle actif qu’ont joué les princes humanistes – Médicis ou Habsbourg – et les rois de France dans le développement et la mise en valeur du savoir humain.

L’exposition abordera, transversalement, trois thèmes étroitement liés à la question du savoir : le rassemblement, le classement et la diffusion des connaissances. La volonté de connaître ne va pas, en effet, sans la volonté de tout savoir et de réunir ce qui, ici ou là, peut confirmer ou déplacer l’image que l’on se fait du monde. Cette image, enrichie, doit en même temps préserver son unité, sa cohérence, ses hiérarchies, de telle sorte que chacun puisse y trouver sa place et y jouer un rôle : rien ne sied tant à l’intellect que l’ordre. Enfin, toute image conçue du monde doit être validée par une reconnaissance, un consensus, car elle est aussi et surtout l’image réflexive d’une condition que le savant – aussi perspicace, original et ingénieux soit-il – partage inéluctablement avec ses congénères. Libre à lui d’être poète.

Le plus beau fantasme universaliste
Répondant à ces trois missions de rassemblement, de classement et de diffusion, la bibliothèque est au centre de la question du savoir, et donc de l’être, comme nous venons de le voir. De sa richesse, de son organisation et de sa facilité d’accès dépend la capacité d’un individu ou d’un groupe non seulement à connaître le monde en sa diversité, mais à se situer, à se percevoir et à se reconnaître dans ce monde. A-t-on jamais remarqué combien la présence des livres est apaisante ? Qui n’a jamais entendu ronronner ses livres sur les étagères, comme autant de sphinx dociles et bienveillants ?

De là le succès d’un mythe, celui de l’antique bibliothèque Alexandrine qui, en dehors d’une réalité historique, constitue – peut-être avec Babel – le péché d’orgueil par excellence et le plus beau fantasme universaliste que l’homme ait jamais conçu : celui d’un savoir qui, pour avoir été quantitativement circonscrit, livrerait la clé du Savoir absolu. Toutes les grandes bibliothèques de l’époque humaniste ont vécu sur ce fantasme et, aujourd’hui, la BNF – communément appelée TGB, Très Grande Bibliothèque – n’échappe pas à la règle. Un déplacement semble toutefois s’être opéré dont l’exposition, par la très grande place qu’elle accorde aux nouvelles technologies, rend parfaitement compte : si les époques passées privilégiaient les deux premiers volets de notre triptyque (rassembler, classer), il semble que notre temps favorise les deux derniers (classer, diffuser). La question du "quoi" hantait les érudits d’hier, la question du "comment" occupe les penseurs d’aujourd’hui. Ils affirment, à juste titre, que le "quoi" et le "comment" sont une seule et même chose mais, croyant trop souvent que l’idée est neuve, fondent sur cette séduisante nouveauté l’espoir d’un savoir plus proche d’une quelconque vérité. Or, tous les mystiques savent depuis toujours que Dieu est le chemin qui y mène...

De tous les savoirs du monde au savoir pour tout le monde
L’exposition de la BNF, soutenue par un cycle de conférences très alléchant, a pour ambition d’aborder toutes ces questions, de faire valoir tous ces enjeux. Il n’est pas hasardeux qu’elle ait lieu aujourd’hui. Le temps est sans doute venu, ou peut-être est-il enfin proche, de s’interroger sur notre relation avec les formes traditionnelles de rassemblement, de classement et de diffusion du savoir – de considérer plus largement notre relation avec la tradition, qu’il faut entendre ici comme l’image traditionnelle de notre condition. Les moyens technologiques qui nous sont offerts d’une large et rapide diffusion du savoir sont-ils de nature à en modifier le contenu en profondeur ? À l’enrichir ou, inversement, à le vider de sa substance ? À terme se pose la question de l’essence du savoir dans une culture de masse : l’expérience est nouvelle, et il se pourrait bien que le propos de l’exposition soit bien là, embrassant 5 000 ans d’histoire d’un savoir élitiste – mais à la mesure des ambitions de l’homme – pour s’achever par un partage plus grand, mais de quel savoir ? Personne ne peut faire un sort trop rapide à cette question, dans un sens comme dans l’autre, et la TGE – il faut entendre Très Grande Exposition – proposée par la TGB sera le cadre idéal pour se la poser. Comme aurait dit Platon...

TOUS LES SAVOIRS DU MONDE, du 20 décembre au 6 avril 1997, Bibliothèque nationale de France, 58 rue de Richelieu et 11 quai François Mauriac, tlj sauf lundi, 10h-19h. Catalogue 440 p., 395 F. CD-Rom 1 000 images, 295 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°31 du 1 décembre 1996, avec le titre suivant : De Sumer au binaire

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