David Butcher : “Friesz choisit le fauvisme sous la pression”?

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 2 août 2007 - 991 mots

Historien de l’art, consultant pour des musées et des collections privées, David Butcher pose un regard libre et sans complaisance sur l’œuvre de Friesz. Entre rigueur scientifique et sensibilité...

Comment expliquez-vous ce relatif désintérêt pour l’œuvre du peintre Émile-Othon Friesz, cet étonnant « purgatoire » ?
David Butcher : Je pense que, très tôt, le personnage n’a pas fait l’unanimité.
Il avait une très haute conception du rôle de l’artiste et de l’art en général. Il se donnait une certaine importance, était sensible aux honneurs et aux témoignages de reconnaissance. Il en a agacé plus d’un, dont Georges Duthuit, le gendre de Matisse, critique d’art qui ne l’a pas épargné dans son livre sur les fauves. Il a ainsi écrit : « La peinture d’un Friesz n’est pas de celles qui font un bruit, quoiqu’il se soit compté parmi les promoteurs du mouvement, ce qu’il était seul à faire. »
Même s’il est féroce, Georges Duthuit n’a pas vraiment tort. Émile-Othon Friesz voulait s’attribuer un rôle de premier ordre, alors que ce n’était pas le cas. Ainsi, lorsqu’en 1904 Henri Matisse va voir Signac à Saint-Tropez, lorsqu’un an plus tard il est avec Derain à Collioure, Émile-Othon Friesz semble, quant à lui, toujours empêtré dans l’impressionnisme.
C’est parce qu’il sent la pression des marchands et des critiques qu’il se tourne avec un peu de retard vers le fauvisme. Ainsi à Anvers, alors que le jeune Georges Braque se lance sans complexe dans la nouvelle aventure picturale, Friesz, son aîné, éprouve plus de difficultés à se défaire de ses années de formation à l’École des beaux-arts.
Selon moi, ce n’est qu’à Honfleur que son style personnel commence à affleurer, qu’il trouve une réponse plus directe à la nature…

Au-delà de ses détracteurs, quel a été, selon vous, l’apport réel de Friesz au sein du fauvisme ?
Lorsqu’il arrive durant l’été 1907 à La Ciotat, Friesz atteint véritablement une liberté créatrice, un langage pictural qui lui est propre. Il s’approprie littéralement le paysage.
Dans une toile comme La Pointe du Capucin conservée au musée d’Art moderne de Troyes, la nature se met au service de la peinture. Jamais Friesz n’ira plus loin dans ses recherches picturales. Il atteint une sorte d’écriture sténographique, teintée d’onirisme. On ne sait plus distinguer les plantes des
rochers, l’horizon disparaît, on est aux limites de l’abstraction…

Dans le catalogue, vous insistez sur le rôle de Druet, son premier marchand. Quelle a été son influence sur la carrière de Friesz ?
À l’époque, les artistes signaient des contrats d’exclusivité avec leur marchand. Ainsi, Druet a misé sur Friesz, Kahnweiler, lui, a opté pour Braque.
C’est grâce à sa première exposition personnelle chez Druet, en 1907, qu’Émile-Othon Friesz attire véritablement l’attention de la critique. Sur les soins avisés de son marchand, il n’y expose que des toiles fauves, principalement d’Anvers, d’Honfleur et des environs de Marseille. Les deux autres expositions qu’il signera avec Druet en 1910, puis en 1912, seront, elles aussi, des succès. En outre, c’est son marchand qui lui assurera une reconnaissance internationale en le faisant participer au Salon de la Toison d’or et au Salon du Valet de carreau à Moscou, mais en l’exposant aussi à Londres, à New York, à Prague et à Berlin…
Lorsque Friesz mettra un terme à son contrat d’exclusivité avec Druet, sa production picturale comme son mode de vie prendront un autre tour. Léon Pendron, un riche négociant en café et en coton du Havre, devient son mécène et lui confie la tâche de lui constituer une collection d’art moderne. À partir de 1913, Émile-Othon Friesz ne connaît plus de soucis financiers, mais désormais, il a plus l’œil sur le marché que sur ses propres recherches picturales !

Gardera-t-il cette aisance financière ?
La fin de sa vie est moins rose. Il signe avec la galeriste Katia Granof de 1927 à 1935, mais il dépense trop, accumule les dettes… La correspondance privée du peintre révèle ainsi ses inquiétudes incessantes, sa crainte des huissiers, qui expliquent en grande partie cette production « alimentaire » des dernières années…

Vous portez parfois un regard « tendre » sur ce peintre. Comment l’expliquez-vous ?
J’ai beaucoup « fréquenté » l’artiste à travers les musées, les salles des ventes, les visites chez les particuliers… Mais j’ai eu aussi l’immense chance d’acquérir récemment les archives personnelles d’Émile-Othon Friesz, qui m’ont permis d’éclairer bien des aspects de son œuvre. Je possède ainsi des lettres intimes du peintre adressées à sa compagne Lilette Olivier, la sœur de Fernande. Grâce à cette correspondance assidue, j’ai pu établir une chronologie très précise de sa vie et de sa carrière. Je possède également des cartes postales, des lettres d’amour, des gravures, dont certaines sont présentées à l’exposition.
En même temps, je ne souhaite pas occulter certains aspects gênants de la vie du peintre, comme ce voyage officiel en Allemagne pendant l’Occupation, en tant qu’artiste officiel français, aux côtés de Derain et de Van Dongen. Cette forme de « collaboration passive » a beaucoup nui à la réputation de Friesz, qui est même passé devant un tribunal.
Mais ce qui m’a précisément intéressé dans l’étude de cet artiste, c’est qu’il était de son époque, avec ses contradictions, ses faiblesses. Il était tout simplement dans la vie. En fait, c’était un peintre « bourgeois », dans la norme, qui faisait de la peinture qui marchait…

Biographie

1879 Naissance d’Émile-Othon Friesz au Havre. 1892 Sa mère l’inscrit à l’École des beaux-arts du Havre. 1897 Entre aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Bonnat. 1907 Passe l’été à La Ciotat et à L’Estaque avec Braque. 1907-1908 Sous l’influence du « cézanisme », il s’éloigne du fauvisme. 1912 Professeur à l’Académie moderne. 1914 Le peintre part pour le front. Blessé par un obus, il est détaché à l’arrière pour le reste de la guerre. 1915-1935 Période dite de maturité. 1937 Réalise une peinture murale sur le thème de la Seine pour le Palais de Chaillot. 1949 Il s’éteint à Paris à 70 ans.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Émile-Othon Friesz, le fauve baroque, 1879-1849 », jusqu’au 20 mai 2007. Commissaire : David Butcher avec le concours d’Odile Aittouarès. La Piscine-musée d’Art et d’Industrie André Diligent, 23, rue de l’Espérance, Roubaix (59). Ouvert du mardi au vendredi de 11 h à 18 h, vendredi de 11 h à 20 h, samedi et dimanche de 13 h à 18 h. Tarif : 3 €. Tél. 03 20 69 23 60

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°589 du 1 mars 2007, avec le titre suivant : David Butcher : “Friesz choisit le fauvisme sous la pression”?

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