Corte, la Corse au coeur

Le nouveau musée prend la mesure de l’île

Par Jacques Dodeman · Le Journal des Arts

Le 4 juillet 1997 - 985 mots

Pour son exposition inaugurale, « Mesure de l’île », le nouveau Musée de la Corse fait marcher ses visiteurs sur un plancher de verre qui recouvre les 39 rouleaux originaux de la gigantesque carte du Plan Terrier de l’île au XVIIIe siècle.

On pourrait n’y voir que la démonstration d’une muséographie originale, mais la démarche n’est pas neutre dans un musée identitaire où la vérité vient d’abord du sol, et où chacun doit pouvoir retrouver ses origines. À travers postes de consultation informatique, jeux de lumières et diaporama, l’image de l’île enveloppe le visiteur qui prend possession de son territoire.

L’aventure du Plan Terrier
La France "a donné des lois à ces insulaires et travaille à les rendre heureux, mais ils aimeraient mieux suivre leur inclination que d’acquérir une félicité qu’ils ne connaissent pas,", dit en 1784 l’article "Corse" du Dictionnaire géographique portatif. C’est en 1770 que paraît l’édit royal ordonnant la confection du Plan Terrier. Les Corses, avec l’échec de Paoli, sortent d’une des périodes les plus mouvementées de leur histoire. La France, par le traité de Versailles de 1768, a obtenu de Gênes la cession de la Corse. Ses représentants, qui débarquent dans l’île imprégnés de l’esprit des Lumières, s’attendent à y trouver les "bons sauvages" que Bougainville a vus à Tahiti, auxquels ils vont apporter le bonheur de leur civilisation. Ils y rencontrent une société très évoluée, en apparence beaucoup moins hiérarchisée que la leur – il y a tout juste quelques comtes en Corse pour cent princes en Sicile –, avec des liens familiaux très denses, une culture érudite et un sens de la rhétorique et de la discussion que les événements récents n’ont pas contribué à amoindrir. Impuissants à pénétrer la logique et les ressorts de cette société, et à la convaincre d’emblée du bien-fondé de leur ambition, ils vont commencer par y remettre de l’ordre – leur ordre –, en recensant avec précision son territoire, ses richesses et ses habitants. Il deviendra facile ensuite de "régénérer" l’île sur des bases devenues enfin rationnelles, pour le plus grand bonheur de ses habitants et aussi du Roi. La réalisation du Plan Terrier durera plus de vingt ans.

Les géomètres face à la "culture du flou" 
Sous la direction de Testevuide et de Bedigis, 28 agents – géographes, dessinateurs, calculateurs, clercs de notaire – se voient assigner deux objectifs : l’un – essentiellement fiscal –, dresser l’état exact du foncier, l’autre – de "régénération" –, élaborer une description complète du pays, à partir de laquelle on bâtira un plan de développement. Leurs instructions détaillent, avec toute la minutie dont était capable l’Ancien Régime, aussi bien les matériels que les méthodes d’enquête et de représentation. Le relief sera ombré "en allant par progression de l’ombre de la plus petite monticule à l’ombre de la montagne la plus élevée de l’île". Les observations seront classées par règnes : minéral, végétal, animal – hommes inclus ; le débit des fontaines sera mesuré l’hiver et l’été. Ces instructions ne tarderont pas à buter sur ce que Max Caisson appelle joliment "la culture du flou", dont il n’est pas à vrai dire exclu que les Corses aient un peu abusé pour dérouter les géomètres. La terre ne change de mains que lors des successions, avec une multiplication à l’infini de partages qui ne donnent lieu à aucun écrit ou bornage. Le rapport des Corses au territoire, plus viscéral que juridique, fait mal la différence entre le public et le privé. Quoi d’étonnant dès lors que les propriétaires "transportés sur les lieux ignorent jusqu’à l’emplacement et la quantité" de leurs terres. Rien d’étonnant non plus à ce que les arpenteurs soient assaillis à de multiples reprises, lors d’incidents parfois sanglants, par une population qui craint la spoliation de terrains instinctivement perçus comme communs. Dans le même temps, les bureaux de Versailles, puis ceux de la Révolution, reviennent sur les dotations financières de l’entreprise et laissent les géomètres impayés. Une cabale amènera même ses directeurs en prison. Finalement réhabilités en 1791, ils purent achever leur œuvre en 1793 : 39 rouleaux de plans aboutissant à une carte de 17 m x 8,5 m, et 17 volumes de textes recensant les terres, les villages, leurs habitants et leurs biens. Et aussi le Plan de Régénération.

Le Plan de Régénération
Avec un enthousiasme et une foi que n’ont pas ébranlés leurs multiples mésaventures, les géomètres proposent un ensemble de mesures concrètes : développer la population – qui n’est que le quart de ce qu’elle pourrait être – par l’hygiène et le repeuplement. Assécher les marécages et irriguer les terrains improductifs. Créer des écoles d’agriculture. Développer le commerce par la construction de routes. Les coûts et les méthodes de financement sont évalués et décrits au denier près, et les avantages de la régénération pour le pays comme pour l’État exposés en détail. L’histoire est un perpétuel recommencement, et les problèmes de démographie, de formation et d’équipements routiers se retrouveront 150 ans plus tard dans le Plan de développement régional de la Corse de 1957, qui aura lui une première exécution, à la différence du Plan Terrier, oublié dans la tourmente  du Directoire et de l’Empire. Que reste-t-il de cette aventure unique au XVIIIe siècle ? Un superbe document et une masse d’informations qui en font un élément fondateur de l’anthropologie de la Corse. Un écho de ces quêtes utopiques conduites avec l’inébranlable application des hommes des Lumières. Une image en creux de ces Corses-objets qu’on n’a pu que mettre en chiffres (l’exposition la remplace heureusement par de nombreux dessins souvent inédits des héros de l’époque, du bandit à l’arpenteur). S’y ajoute la démonstration, par une exposition-pilote, que l’anthropologie concerne bien également le futur.

Les citations sont tirées de l’excellent catalogue de l’exposition, 300 p. ill., relié 320 F.
L’exposition est ouverte jusqu’au 21 décembre, tous les jours de 9h à 19h30 jusqu’au 15 sept., et tlj sf dim. et JF, 9h15-12h et 14h-17h45, ensuite

Territoires et légendes
Un ensemble de manifestations parallèles accompagne l’exposition "Mesure de l’île”?. “La Griffe des légendes. Corse : mythes et lieux", à l’iconothèque, propose jusqu’au 21 septembre une découverte du territoire sous l’angle de la légende, à travers des photographies d’Emilian Savescu et des vidéogrammes d’Ange Leccia. Catalogue, 148 p., 146 F Sous le titre "Géographiques, territoires vécus, territoires voulus, territoires figurés", Christophe Domino a réuni pour le Frac Corse des œuvres d’artistes contemporains – parmi lesquels Alighiero e Boetti, Broodthaers, Parmiggiani – qui jouent de la représentation topographique ou inventent un territoire. Richard Long, Hugues Reip et Élie Cristiani présenteront des œuvres créées pour l’occasion (Citadelle et Palazzu Naziunale, jusqu’au 13 septembre. Catalogue).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°41 du 4 juillet 1997, avec le titre suivant : Corte, la Corse au coeur

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