Livre

Consuelo de Saint-Exupéry, la rose du Petit Prince

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 26 avril 2022 - 1912 mots

Au MAD, l’exposition « À la rencontre du Petit Prince » met en lumière la genèse de ce conte qu’Antoine de Saint-Exupéry considérait comme son testament spirituel. Son plus grand regret fut de ne pas l’avoir dédié à sa femme, l’artiste Consuelo.

La rose du Petit Prince, c’est elle : Consuelo, la femme d’Antoine de Saint-Exupéry. Cette rose tellement orgueilleuse et capricieuse, avec « ses pauvres ruses », « ses quatre épines pour se défendre contre le monde », que le Petit Prince finit par quitter pour mieux la retrouver. Pourtant, celle qui a inspiré ce conte mondialement célèbre est longtemps restée dans l’ombre. « Jusque dans les années 2000, elle a été ignorée par les biographies d’Antoine de Saint-Exupéry », rappelle le biographe de l’auteur Alain Vircondelet qui, en publiant en 2000 les Mémoires de la rose, souvenirs inédits de Consuelo, lui a fait retrouver sa place dans la vie et l’œuvre de Saint-Exupéry. En 2021, la correspondance des époux est publiée chez Gallimard et l’ouvrage Un été à Long Island, publié cette année par Alain Vircondelet, raconte l’été 1942 qui vit Saint-Exupéry composer le Petit Prince, inspiré et soutenu par Consuelo. Et l’actuelle exposition au Musée des arts décoratifs, « À la rencontre du Petit Prince », met en lumière celle qui fut son épouse et son inspiratrice. Ainsi, se dessine le visage de celle qui fut à la fois rose et volcan, muse et artiste, amie des surréalistes.

Le « petit volcan » qui enchante Paris

Elle naît le 16 avril 1901 au Salvador, terre odorante aux couleurs flamboyantes, qui compte quelque vingt-cinq volcans – comme en comportera, aussi, la planète du Petit Prince. « Très tôt, Consuelo s’invente une naissance mythologique, en s’imaginant qu’elle est née de ces volcans », raconte Alain Vircondelet. Antoine de Saint-Exupéry verra en elle un double poétique, émerveillé par son imagination et sa faculté d’inventer des histoires, quand lui, pense-t-il, se contente de raconter des souvenirs. « Ces dessins, c’est des souvenirs », écrit-il ainsi dans une version non retenue du manuscrit du Petit Prince… Si son père exploite une plantation de café, Consuelo rêve de découvrir le monde. Jeune fille, elle obtient de ses parents de partir à San Francisco, où elle apprend l’anglais et étudie les arts plastiques à l’École des beaux-arts. Elle épouse un jeune Mexicain, Ricardo Cardenas, pour échapper à l’homme qu’a choisi pour elle sa famille. Avec lui, elle découvre au début des années 1920 la capitale mexicaine et fait la connaissance du peintre muraliste Diego Rivera. En 1926, après la mort de son mari, militaire, Consuelo part vivre à Paris, capitale des arts et des lettres. Au cours d’un bal costumé chez le portraitiste Kees van Dongen, elle fait la connaissance d’Enrique Gómez Carrillo, un écrivain né en 1873, consul d’Argentine et propriétaire d’une revue de mode, qui a été l’ami de Maeterlinck, Verlaine, Colette, Oscar Wilde ou encore Georges Clemenceau… C’est le coup de foudre. Avec celui qui devient bientôt son mari, Consuelo rencontre les cercles littéraires et artistiques, dont elle devient une égérie. On dit d’elle qu’elle est « un petit volcan » qui enchante Paris. Lorsqu’une embolie pulmonaire emporte son mari deux ans après leur mariage, la jeune femme est brisée. Pour régler la succession de son époux, le 15 août 1930, la jeune femme embarque pour l’Argentine. À bord, elle fait notamment la connaissance d’un écrivain de la NRF, Benjamin Crémieux. Ce dernier l’invite à une réception dans les salons de l’Alliance française, où il la présente à un jeune aviateur qui vient de publier son premier roman : Courrier Sud. « Ce fut avec une surprise frisant le ravissement qu’Antoine fit la connaissance de Consuelo qui se mit à bavarder avec lui dans un français exotique qui l’amusa intensément… Elle était brune et menue : il y avait une telle beauté sauvage dans ses yeux noirs, il soufflait un tel vent de fantaisie dans ses propos qu’il en fut ensorcelé », décrit Curtis Cate, biographe de l’écrivain. Au moment où Consuelo va chercher son manteau, Antoine de Saint-Exupéry, qui est directeur de l’Aéropostale en Argentine, lui propose de monter avec lui en avion. Il insiste, elle finit par accepter ce baptême de l’air. Au-dessus de la ville illuminée, il fait des loopings qui effraient Consuelo, jusqu’à ce qu’elle accepte sa demande en mariage pour redescendre sur terre.

La « comtesse cinéma »

La première lettre d’Antoine de Saint-Exupéry à Consuelo, douze ans avant le Petit Prince, semble déjà planter le décor du conte : « Il était une fois un enfant qui avait découvert un trésor. Mais ce trésor était trop beau pour un enfant dont les yeux ne savaient pas bien le comprendre ni les bras le contenir. Alors l’enfant devint mélancolique. » Il trouve en elle, sans doute, son double poétique qui partage son amour des étoiles. Mais leur mariage à Nice en avril 1931 laisse place à la mélancolie. Antoine intègre en effet Air France, et le couple s’installe à Paris, vivant tantôt dans un deux-pièces, tantôt dans une maison somptueuse, au gré de leurs finances et du caractère fantasque d’Antoine. Consuelo découvre l’angoisse des femmes d’aviateurs. « Quand il partait, j’étais bonne pour l’hôpital », écrira-t-elle. Surtout, elle souffre des infidélités d’Antoine. Il est, en particulier, très attaché à une certaine Nelly de Vogüé, qui le flatte par des cadeaux somptueux et dénigre Consuelo, l’effaçant même de ses biographies après la mort de Saint-Exupéry. Une situation d’autant plus douloureuse que Consuelo est mal acceptée par sa belle-famille. Saint-Exupéry vient d’une vieille famille aristocratique, or « Consuelo n’est pas du milieu : elle parle beaucoup, commet sans doute des impairs… et se marie même en noir, avec une mantille, dans la pure tradition hispanique, évoquant les portraits de cour de Goya ! », rapporte Alain Vircondelet. Dans la famille d’Antoine, on l’appelle la « comtesse de cinéma ».

La correspondance du couple, éditée par Gallimard en 2021, témoigne ainsi d’un amour brûlant et douloureux, enfantin, où s’exprime l’angoisse de l’absence, en même temps qu’une quasi-impossibilité de vivre ensemble. Antoine de Saint-Exupéry est attaché au sacrement du mariage, qu’il refuse de rompre. « Dans leurs lettres, Consuelo et Antoine de Saint-Exupéry ne parlent que de leur amour, et travaillent cet amour dans son impossibilité. C’est parce que leur vie ensemble est tellement intenable qu’ils la positionneront sur le Petit Prince», observe Alban Cerisier, co-commissaire de l’exposition « À la rencontre du Petit Prince », qui a édité cette correspondance.

Une rose unique au monde

En 1940, quand Antoine de Saint-Exupéry, qui vient d’écrire Terre des hommes, part à New York, Consuelo reste en France occupée. Elle s’installe dans un village médiéval du Lubéron, avec un groupe d’artistes des Beaux-Arts de Marseille qui entreprennent de le réhabiliter, pour que le mal et la destruction n’aient pas le dernier mot. Avec eux, elle se met à dessiner, raconte des histoires folkloriques du Salvador et… noue une relation amoureuse avec l’un des membres de cette joyeuse troupe, Bernard Zehrfuss, qui deviendra après la guerre un architecte de renom. Le jour où Antoine de Saint-Exupéry envoie à sa femme un télégramme pour lui demander de le rejoindre, elle part aussitôt. À New York, elle découvre qu’elle n’habitera pas dans le même appartement que lui. Mais elle n’entend pas sombrer dans la mélancolie. Elle retrouve les artistes et poètes qu’elle a connus en France : Ernst, Breton, Duchamp, Dalí, Tanguy, Man Ray, qui la photographie, ainsi que Peggy Guggenheim, avec qui elle se lie d’amitié. Pendant leurs soirées new-yorkaises, Consuelo enchante la compagnie par son charme et sa poésie, ses récits et saynètes racontant sa naissance mythologique ou la révolte des volcans. Antoine, lui, ne se sent guère à l’aise dans ce registre extravagant. « Dans ces moments de créativité pure que Consuelo déployait, Antoine pensait au couple fantasque et baroque qu’elle côtoyait, Diego Rivera et Frida Kahlo, qui avaient fait de leurs excentricités et leur baroque une légende », raconte Alain Vircondelet. Face aussi aux extravagances de Dalí et Gala, Saint-Exupéry préfère se retirer pour écrire son « chef-d’œuvre », Citadelle. Consuelo, elle, se met à peindre : les leçons reçues de ses amis à Paris, à Oppède, à New York, les encouragements de Peggy Guggenheim, lui ont donné confiance en elle. Comme Picasso et Derain l’y avaient encouragée, elle révèle son talent de coloriste dans des paysages lyriques ou des scènes dont les couleurs chatoyantes évoquent son Salvador natal. Mais en 1942, Consuelo voit son mari sombrer dans la dépression. Le gouvernement de Vichy l’a nommé au Conseil national sans l’avertir ni lui demander son consentement. On soupçonne Saint-Exupéry de collaborer avec le régime et André Breton l’attaque violemment. Consuelo trouve alors un lieu à Long Island pour respirer pendant l’été, dans une grande maison, Bevin House. Antoine occupe un grand bureau du rez-de-chaussée, Consuelo s’installe un atelier. Elle joue les maîtresses de maison, apporte rames de papier, crayons de couleur et aquarelles à Antoine qui dessine pour le conte qu’il a entrepris de composer. Pendant que Consuelo peint des toiles aux couleurs vives, Antoine choisit pour ses personnages des tons pastel ou acidulés. Tandis qu’elle préfère, comme les surréalistes, le dessin spontané, l’ébauche, lui considère qu’il faut revenir maintes fois à l’ouvrage. Le personnage du Petit Prince prend forme, puis les personnages secondaires, et bientôt la rose. Antoine montre ses dessins à Consuelo. « Elle le conseillait et le guidait, quelquefois le rejetait, et Antoine suivait ses conseils […]. Après tout, n’était-ce pas elle qui avait trouvé deux titres de son œuvre, et pas les moindres : Vol de nuit et Pilote de guerre ? Il disait qu’elle lui portait chance, qu’elle était sa petite fleur, sa pimprenelle, sa rose, et qu’elle était unique au monde… », raconte Alain Vircondelet dans Un été à Long Island.

« Rendez-le-moi, mon Père, je vous en prie »

La flamme des débuts de leur amour renaît. Cet Antoine qui, dans ses premières lettres, écrivait à sa bien-aimée : « J’aime en toi ce qui n’est qu’à demi apprivoisé », fait désormais dire au Petit Prince : « Je crois qu’elle m’a apprivoisé. » Il envisage de finir sa vie avec Consuelo, comme si l’écriture lui donnait une lucidité nouvelle. « Il met dans le Petit Prince la substance même de sa relation avec Consuelo », observe Alban Cerisier. Celle-ci se devine parfois derrière les plus subtils détails. Ainsi, dans le manuscrit conservé à la Morgan Library de New York, qui a traversé l’Atlantique pour la première fois pour l’exposition « À la rencontre du Petit Prince » au Musée des arts décoratifs, on lit le passage dans lequel le petit garçon demande à l’aviateur « Dessine-moi un mouton ». Saint-Exupéry y ajoute dans un deuxième temps « s’il vous plaît ». « Ce mélange du tu et du vous se retrouve dans toute la correspondance des époux », relève Alban Cerisier. « J’aime le monde de nos rêves, j’aime le monde du petit prince, je me promène là… », écrira-t-il à Consuelo.

L’été s’achève. L’angoisse d’Antoine ressurgit. Il veut défendre son pays, tenir un rôle auprès de ses camarades. En avril 1943, après la publication du Petit Prince, Antoine choisit de « partir pour souffrir et communier avec les [siens] ». Lui et Consuelo ne se reverront plus sur terre. « J’ai passé ma vie à vous attendre et à vous attendre… », écrira Consuelo dans ses souvenirs. Ils continuent cependant à échanger des lettres d’amour passionnées. Le 10 août 1944, Consuelo apprend dans le journal que l’avion de Saint-Exupéry s’est abîmé en mer. Elle continue un temps d’espérer son retour, puis continue de lui écrire, chaque dimanche, comme elle le faisait auparavant. « Rendez-le-moi, mon Père, je vous en prie, faites un miracle »… Désormais, elle dessinera et sculptera son visage, et la figure du Petit Prince.

« À la rencontre du Petit Prince »,
jusqu’au 26 juin 2022. Musée des arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris-1er. Les mardi, mercredi et vendredi de 11 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Les samedi et dimanche de 11 h à 20 h. Tarifs : 14 et 10 €. Commissaires : Anne Monier Vanryb et Alban Cerisier. madparis.fr
Alain Vircondelet, « Un été à Long Island, »
Éditions de l’Observatoire, 240 p., 21 €.
Antoine de Saint-Exupéry, « Consuelo de Saint-Exupéry, Correspondance, 1930-1944, »
Gallimard, 336 p., 25 €.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°754 du 1 mai 2022, avec le titre suivant : Consuelo de Saint-Exupéry, la rose du Petit Prince

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque