Art ancien

Coing, chou, melon et concombre de Juan Sánchez Cotán

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 12 février 2018 - 1004 mots

Chef-d’œuvre du genre, cette nature morte de Juan Sánchez Cotán est une prouesse technique, une énigme esthétique et, bien loin des vanités flamandes, une ode à la peinture, à la peinture pure. De la majesté du dépouillement.

Peindre des choses, et des êtres inanimés, cela ne va pas de soi. Il fallut du temps et une redécouverte - celle de l’Antiquité - pour que des artistes décidassent de restituer l’essence sacrée des fleurs, des fruits, des gibiers et des coquillages, des dermes veloutés et des chairs sucrées. Il fallut attendre la fin du XVIe siècle, quand des peintres entendirent rivaliser avec les sortilèges optiques de Zeuxis qui, selon Pline l’Ancien, peignit si remarquablement des raisins que les oiseaux s’échinaient à les picorer.

Vers Zurbarán, puis Morandi
Juan Sánchez Cotán (1560-1627) fut assurément l’un des plus talentueux explorateurs de ce monde habité par le seul silence. Élève du peintre maniériste Tolédan Blas del Prado, il livra de nombreuses compositions religieuses qui, parfaitement obéissantes à la Contre-Réforme, n’égalèrent jamais ses bodegones, ses fameuses natures mortes destinées non plus à l’Église mais à un collectionnisme privé. Austères, presque nues, les compositions de l’artiste fondent les conventions du genre en Espagne et constituent une réflexion majeure sur les qualités intrinsèques de la peinture.

Ombres puissantes, vide magnétique, fruits et légumes suspendus : la morphologie des natures mortes de Cotán, ainsi qu’en témoigne la toile sobrement intitulée Coing, chou, melon et concombre (vers 1602), trahit une virtuosité et un soin du détail mais aussi, et plus encore, un scrupule volumétrique et une obsession géométrique identiques à ceux d’un Francisco de Zurbarán ou d’un Giorgio Morandi.

Passionnante, la présente exposition bruxelloise permet de mesurer l’inventivité inouïe d’un artiste qui, variant simplement un leitmotiv, sut régénérer la musicalité même de la peinture. Presque logiquement, après ce chef-d’œuvre aujourd’hui conservé au San Diego Museum of Art, Cotán entra en 1603 à la chartreuse de Grenade et, de son refuge, fouilla l’impermanence du monde et l’infinie délicatesse des images.

Le temps suspendu
Cinq éléments. Dans l’ordre, de gauche à droite : un coing, un chou, un melon, une tranche de melon et un concombre. Rien de plus. Les deux premiers, restitués de manière exceptionnelle, sont plus vrais que nature. Le coing est légèrement abîmé tandis que les feuilles du chou sont un peu flétries. La nature n’est pas morte, elle vit, a vécu, évolue, se transforme. Still life. Remarquablement, Cotán a suspendu le coing et le chou à une ficelle de telle sorte que ces derniers flottent dans l’espace, mais dans un espace incertain puisque le bord supérieur du cadre échappant au regard, il est impossible d’apprécier leur point d’attache respectif. Ce stratagème bouleverse la physique pure : le coing est-il proche et le chou lointain ? L’un est-il petit et l’autre gros ? Impossible de se prononcer. Une chose est sûre, la pendaison des deux ingrédients crée une ligne hyperbolique et engendre une vulnérabilité : il en faudrait peu, si peu, un coup de vent, un coup de pouce, pour que l’équilibre se rompe. Ordre et temps suspendus.

La peinture débordante
Chardin n’eût pas renié la délicatesse des surfaces ni la précision vétilleuse du pinceau. Morandi n’eût pas été insensible aux volumes et au silence de ces lucarnes métaphysiques. Toutefois, ces natures mortes ne sont jamais closes, parfaitement endogènes. Bien au contraire, elles intègrent l’extérieur et impliquent le regardeur jusqu’à créer des troubles perspectifs et, ce faisant, perceptifs. Redécouverts lors de deux expositions successives – madrilène (1935) puis parisienne (1952) –, ces bodegones constituent de savantes réflexions sur le hors-champ. Pour preuve, la tranche de melon et le concombre, avec sa fantastique ombre triangulaire, paraissent surgir de la toile afin de gagner un au-delà du tableau, en d’autres termes l’espace du spectateur. Le cadre, qui est un cadre dans le cadre, une image de cadre, ne remplit plus son office de limite, il ne parvient plus à contenir une peinture devenue débordante, extravertie, émancipée, soucieuse de bousculer notre appréhension rétinienne du monde.

La virtuosité plastique
Disposé au milieu du parapet, le melon prend la lumière. La tranche qui le jouxte, plus petite que l’entame du fruit, le suggère : quelqu'un a mangé ce fruit, objet manifeste d’une délectation passée. Les autres ingrédients se distinguent par leur insignifiance symbolique quand le melon trahit une gourmandise, peut-être un péché. La Bible, pauvre en occurrences cucurbitacées, rapporte toutefois que le melon, en tant qu’il leur rappelait l’Égypte, inspirait des larmes aux Israéliens. Auxiliaire du souvenir, le melon est avant tout un expédient purement plastique qui, par sa volumétrie et sa stabilité, se distingue dans une composition que menacent l’oscillation et la précarité. Plus qu’une méditation sur l’immanence, sur l’humilité du monde, sur la finitude des êtres, Cotán réalise ici un exercice virtuose. Voluptueusement, il donne à voir le cœur du vivant avec un soin anatomique inégalé, comme pour asseoir les qualités mimétiques de la peinture. Aussi est-ce au-dessous du melon, sur le bord du cadre, qu’il apposa sa signature, seule chose à n’être pas vraiment illusionniste…

Le mystère encadré
Pour déployer sa nature morte, de format classique, Cotán ne retient pas l’étoffe baroque ou la table profuse qui, dans les Flandres ou en Italie, vaut souvent pour décor. Il choisit de l’enclaver dans un cadre oblong dont les rebords, que l’on imagine de pierre, hébergent des effets de texture comme des impuretés, accrochent la lumière. Ce décor sans décorum, ce cadre nu, identique à celui des Vierges à l’Enfant de Giovanni Bellini, accueille en son centre non pas une figure, non pas des ingrédients, mais une béance noire ouvrant sur le mystère, et dont l’inventaire de l’artiste nous apprend qu’il la travailla avec soin, mélangeant du gris foncé avec du rouge orangé, appliquant un glacis noir et rouge. Cet encadrement monastique et ce noir intense, splendide morceau ténébriste, sont les véritables sujets de la peinture, d’une peinture aniconique, comme indifférente à l’image et à la narration, reléguant les fruits et les légumes à n’être que la parure des profondeurs, qu’une guirlande pour de métaphysiques abysses.

informations

« Spanish Still Life »,
du 23 février au 27 mai 2018. Palais des beaux-arts, 23, rue Ravenstein, Bruxelles. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h, le jeudi, de 10 h à 21 h. Tarifs : 14 et 16 €. Commissaire : Angel Aterido. www.bozar.be

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°709 du 1 février 2018, avec le titre suivant : Coing, chou, melon et concombre de Juan Sánchez Cotán

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