Baselitz : la peinture dans le texte

Première grande rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1996 - 1844 mots

C’est la première fois que l’œuvre de Baselitz sera présentée avec cette ampleur au public français. Hormis une rétrospective de ses sculptures à Bordeaux en 1983, une exposition de gravures et de sculptures deux ans plus tard à la Bibliothèque nationale, et des présentations régulières de son travail à la galerie Laage-Salomon, on l’a rarement vu à Paris. Georg Kern est né en 1938 en Saxe – qui faisait alors partie de la RDA – dans le village de Deutschbaselitz, à partir duquel il a forgé son pseudonyme. Entretenant des rapports conflictuels avec l’institution des Beaux-Arts, il émigre à Berlin-Ouest en 1957. De ces années date également son amitié avec A. R. Penck, lui aussi transfuge de la RDA, qui compte parmi les plus importantes figures de ce que l’on a improprement appelé le Néo-expressionnisme allemand.

Suivant un parcours chronologique qui débute avec La Grande nuit foutue (1962-63), qui fit scandale en son temps, l’exposition se poursuit avec les "tableaux-fracture", peints à la fin des années soixante-dix, où Baselitz malmène l’image au point d’en rendre la lecture aussi peu évidente que possible. Cette expérience précède et annonce le retournement du motif qui sera désormais la marque du peintre. La narration disparaît, une distance s’instaure vis-à-vis des sujets traités. L’exposition privilégie quelques grands ensembles comme En 45 ou les Tableaux-sur-l’autre. Des sculptures, qu’il a commencé à réaliser au début des années quatre-vingt, ponctueront l’exposition.

Du pinceau à la plume
Les artistes contemporains ont pris l’habitude, sollicités par la critique et le musée, de s’expliquer en long et en large sur leur travail, comme s’ils pouvaient craindre que celui-ci ne soit pas immédiatement compréhensible. La forme canonique du manifeste a, la plupart du temps, cédé la place au mode d’emploi. Comme sa peinture, qui reste à bien des égards polémique, les écrits de Baselitz tranchent par leur style autant que par leur finalité sur la production de ses contemporains. "Je ne veux pas palabrer, écrit-il en 1992. Je ne sais pas faire de sermons, et pas non plus digérer l’histoire. Je trouve cela peu intéressant et conteste que ce soit même possible." Ni dogmatiques ni poétiques, ni analytiques dans le sens courant du terme, et encore moins explicatifs, ses textes apparaissent comme des fusées cryptées et prennent parfois des formes fantasmagoriques. Il faut alors les lire entre les lignes, dans l’espace propre au peintre.

Loin de vouloir délivrer des indications précises qui orienteraient ou faciliteraient la lecture de ses œuvres, Baselitz a mis au point une rhétorique qui cherche à convaincre son lecteur de la réalité même de sa peinture en multipliant les énigmes, en filant librement des métaphores quelquefois obscures. Mais ces textes parlent au fond d’une seule et même chose : comment peindre est aujourd’hui possible en évitant les pièges de l’histoire ou ceux que la société tend à l’artiste. Du premier "manifeste" de 1961 aux interventions plus récentes, on trouvera dans les passages qui suivent quelques-unes des lignes directrices de la position de Baselitz. Ils sont extraits de l’anthologie publiée dans le catalogue qui accompagne l’exposition du Musée d’art moderne, et ont été pour la plupart traduits par Wolf Fruhtrunk.

L’histoire
"Ils avançaient en imposant des additions à l’histoire de l’art, ils parlaient de tirer des traits, ils sont si vite arrivé à l’extase, ils ont véhiculé la mystification avec la passion du collectionneur – les couches des survivants ne sont pas en désordre, les restes des derniers travaux ménagers sont rapidement poussés sous le lit, on ne voit plus les fils gélatineux, les infructueux troubles ont disparu. Les restes de l’histoire sont devenus des exemples. Le blasphème est en nous." Manifeste pandémonique 1, première version, 1961.

"Ralf n’était pas modeste. Le chahut régnait. Où donc était le peintre dans une société qui se voulait désormais progressiste ? Ralf apprit à penser en sauts, à tirer des bilans positifs des anciennes défaites. À l’Est, personne ne se retrouvait seul, la nouvelle conception du monde, l’Histoire comme la lutte des classes dosaient la fermentation et définissaient les pôles. Dans l’éducation, pas d’expérimentations, la méthode dialectique n’était pas prévue au programme. Il n’était pas nécessaire de tuer les pères." Ralf, 1989.

Libertés
"En définitive, même les interventions brutales ne changent rien. Les choses en restent à leur déroulement cyclique : la géométrie d’une part, et le chaos entre les points et les traits. Il voyage pour trouver les images qu’il connaît. Dans les régions peu fréquentées, il est assuré contre toute surprise parce qu’il ne connaît pas les images qu’il ne voit pas." Le peintre en voyage, 1990

"Mes regards se tournaient vers Paris, et dans le trou perdu qu’était Berlin, Pollock, déjà mort à cette époque, était le clocher le plus haut. À l’époque, alors que j’étais encore étudiant, il y avait pourtant quelque chose qui me motivait comme une nouvelle liberté gagnée, imméritée. Cela se perdit. Savoir si la liberté était méritée ou non n’avait pas la moindre importance. On pouvait la sentir et on se servait de ce mouvement sans destination. On respirait un coup. Débridé, excité, non dirigé, on commençait par se mettre debout soi-même." Les galipettes aussi sont mouvements, et en plus, c’est amusant, 1992. "Je ne suis membre de rien. Ce que je fais peut être moche, comme je veux, personne ne vient me taper sur la tête et ne me rend responsable de la misère ambiante." Ibid.

L’artiste
"Être livré à soi-même, ne pas craindre de soudaine rupture. Je m’examine. À présent je suis ici ! La consolation hygiénique protège l’avantage de ma solitude. Tout d’abord mes yeux agités – entre les réactions extatiques des corps érectiles, on récolte la moisissure, ensuite le cartilage devient l’objet bien aimé lors des lascives soirées. Réalité fantastique ! Une vie sans nom qui passe. Réalité fantastique – l’image de mon grand accouchement. Tombé dans le créatorium, je me suis retrouvé brisé dans mon nez de sang – nombriliste – pour une promenade toute de douleur dans mes yeux." Manifeste pandémonique II, 1962.

"Dites-vous bien que tout peut exister sur une toile, sur un tableau, et que les limites s’établissent dans la tête du peintre, si étroites que soient ces limites, ce qui signifie alors que la tête elle-même est trop étroite. Si le cerveau du peintre est plus vaste, les images seront déjà meilleures et les limites repoussées. Mais les idées et les choses arrivent, la plupart du temps, en gros sabots !" Cher Monsieur, 1988.

"Mais il y a quelque chose de plus important encore, c’est que rien n’entre dans la tête des influences, suggestions murmurées, idéologies, doctrines, de toutes les saletés dont on pense que c’est ça être en contact avec le monde. Une incroyance phénoménale s’empare, oui, s’empare de moi, je ne suis pas prêt à chanter avec les autres. Je pense que le rapport asocial de l’artiste à la société est seul garant qu’au moins les tableaux seront sauvés de la destruction." Les galipettes aussi sont mouvements, et en plus, c’est amusant, 1992.

Peindre
"Le peintre est-il encore celui qui décore la grande grotte ? Peint-il encore au mur un bison pour la faim, l’aigle pour la liberté, un gros derrière de femme pour désigner l’amour ? […] A-t-il aujourd’hui quitté sa grotte, s’est-il mis à l’écart de la communauté, oubliant les conventions générales et intelligibles, sous prétexte que la magie n’assouvit plus la faim, qu’il est impossible de s’élever dans les airs et que le désir d’amour n’est pas l’amour ? A-t-il échangé sa grotte pour un autre lieu ?" L’attirail du peintre, 1985

"Depuis longtemps, mon projet est de peindre des tableaux derrière la toile. Je ne cherche pas à me cacher derrière la toile, mais à me tenir debout, devant. Pour cet acte pictural, l’attirail du peintre, ce sont des bras beaucoup trop courts. C’est l’échec de l’anatomie. En 1993, un peintre aura sûrement les bras plus longs de 50 centimètres et c’est lui qui fera le tableau-derrière-la-toile. C’est moi." Ibid.
"Peindre des tableaux est une entreprise incompréhensible, absurde et arbitraire, qui ne devient ennuyeuse que si on lime toutes les crêtes et qu’on multiplie dans l’esprit du temps. Tenir le cap, c’est marcher en arrière, les énigmes demeurent, mais le tableau derrière la toile n’est plus une utopie." Dialogue avec moi-même, 1989.

Retournements
"Je peins des corps de femmes – un peu vers le bas, et le plus beau, c’est encore d’écrabouiller un visage, une tête. Peut-être y a-t-il encore autre chose dedans. Allez donc dans la rue et regardez comment les gens se renversent, tombent sur le trottoir, fini le vol de haute altitude, c’est aussi formidablement simple. J’en fais partie." Cher Monsieur W.!, 1963

"Il s’agit uniquement de ma possibilité de peindre un tableau. Dans une culture non porteuse, un activiste destructif est capable d’analyse. L’objet peint à l’envers est utilisable pour la peinture, parce qu’il est inutilisable en tant qu’objet." L’objet à l’envers, 1981

"J’ai d’abord commencé à rendre invraisemblables les choses elles-mêmes et leurs rapports, à les décaler, non pas en coiffant l’homme d’un chapeau, mais en le peignant comme une femme, par exemple Richard Wagner comme femme, non pas un dessin humoristique, mais aller à l’encontre des conventions et en plus à l’envers, selon la recette : l’arbre et la maison sont construits sur la terre, mais si je les peins sur une toile et que je les accroche au mur, je dois saper les conventions et les peindre à l’envers. Ainsi décalés, ils deviennent puissants comme motifs et règlent son compte au comment, au quoi et au pourquoi." Les galipettes aussi sont mouvements, et en plus, c’est amusant, 1992.

Sculpter
"[La sculpture] n’est pas un cadavre, elle n’est pas l’enveloppe de quelque chose, elle est plutôt comme une machine morte – on peut y soupçonner la présence d’un esprit comme interlocuteur pour une correspondance." Sculpture, 1985

Le musée
"J’ai quarante ans. J’ai fait ma première exposition il y a 17 ans. Dans cette exposition, les deux tableaux les plus importants ont été confisqués par le procureur. Jusqu’à ce jour, un seul de mes tableaux a été officiellement acheté par un musée allemand. Je pense donc pouvoir parler en connaissance de cause et plutôt librement sur le thème musée. […] Tant qu’il est question d’œuvres d’art et du musée qui les abrite, je considère comme une erreur de parler de méthodes politiques, sélectives et didactiques, qui demandent trop aux œuvres et qui de toute évidence ne visent que le public. On veut classer, embourgeoiser, sociabiliser ; une contemplation esthétique qui s’appuie sur les œuvres ne suffit pas. L’œuvre d’art, l’idée individuelle est noyée. Comment est-il possible que l’architecte puisse encore concevoir le musée comme un bâtiment représentatif et qu’il l’organise en conséquence ? Le musée, que représente-t-il, que veut-on lui faire dire ?" Quatre murs et éclairage zénithal ou même mieux, pas du tout de tableaux au mur, 1979.

BASELITZ, du 22 octobre au 5 janvier 1997, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, tlj sauf lundi 10h-17h30, sam.-dim. 10h-18h45. Catalogue : contributions de Suzanne Pagé, Éric Darragon, Rudi Fuchs, Richard Gohr, Richard Shiff, anthologie des écrits de l’artiste, éd. Paris-Musées, 216 p., 295 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°29 du 1 octobre 1996, avec le titre suivant : Baselitz : la peinture dans le texte

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque