Art contemporain

Balthus, ange ou démon ?

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 17 novembre 2015 - 2160 mots

Prononcez son nom et la conversation aussitôt s’enflamme. On débat de l’érotisme émanant de ses tableaux d’adolescentes, et on s’emporte. Mais qui était vraiment ce fauteur de trouble accusé d’être Barbe bleue, cet artiste si génial né sous la bonne étoile de Rainer Maria Rilke et lecteur de Tintin ?

Le comte de Rola est de retour ! Quatorze ans après sa mort, Balthasar Klossowski de Rola – Balthus de son nom d’artiste – investit les lieux où il a vécu et régné. La Villa Médicis, dont il fut le directeur, lui consacre, avec les Scuderie del Quirinale, une rétrospective du 24 octobre au 31 janvier 2016, dont le commissariat est assuré par la conservatrice française Cécile Debray. « Quand je suis arrivé pour prendre la direction de la Villa Médicis, les gens parlaient encore de lui en l’appelant “Monsieur le comte”, “il signor conte” », se souvient l’historien d’art Éric de Chassey, ancien directeur de la Villa. Le frère du peintre, Pierre Klossowski, confia lui-même que Balthus s’était inventé cette ascendance noble. Comme si la vie même de ce peintre hors du temps, à la fois anachronique et très contemporain, avait été création et représentation. Quel était donc son vrai visage ? Le mystère est d’autant plus épais qu’il semble s’être amusé à jouer dans sa vie différents rôles, s’entourant ainsi d’une aura troublante. Et son cortège de jeunes filles en fleurs s’abandonnant à la lecture ou au sommeil dans un érotisme subjuguant le spectateur accentue encore le caractère dérangeant de cet artiste. Il continue aujourd’hui d’éveiller émois et soupçons. En témoigne le scandale provoqué par l’exposition récente de ses Polaroids à la galerie Gagosian à New York. Le peintre, trop âgé pour croquer son dernier modèle, la jeune Anna, prenait des clichés avant de peindre. Leur exposition fut censurée à Essen, en Allemagne, en 2014. Comme si le soupçon pesant sur Balthus allait encore aujourd’hui jusqu’à dévorer son œuvre.

Un personnage à facettes
La biographie, contestée pour son caractère « à charge », de l’Américain Nicholas Fox Weber s’ouvre sur une anecdote singulière. Pour ses six ans, en février 1914, le petit Balthasar Klossowski, « Baltusz » comme on l’appelle alors dans sa famille aux origines slaves, reçoit ses amis dans son appartement parisien. Ses camarades arrivent « tous splendides dans leurs cols de dentelle ». Le jeune roi de la fête les invite à « manger salement » et à plonger dans l’énorme gâteau. Au retour des gouvernantes, les enfants sont punis. Tous, sauf un, resté impeccable : Baltusz, marionnettiste de ce petit théâtre drôle et un brin cruel. « J’ai rencontré Balthus pour la première fois en 1971, se souvient pour sa part le peintre François Rouan. Je venais d’arriver à la Villa Médicis. Quand il m’a reçu, il y avait avec lui une jeune cinéaste – car il avait décidé d’ouvrir la Villa au cinéma. Il venait de lui dire délicatement qu’il ne pourrait pas jouer le rôle d’une maison de production, faute de moyens. Cette jeune femme, très brillante, s’est aussitôt énervée en arguant qu’elle n’était pas là pour jouer les assistantes – de Fellini par exemple, ami de Balthus. Balthus s’est alors amusé à la manipuler pour la faire sortir de ses gonds. Et il le faisait avec d’autant plus de plaisir qu’il avait un spectateur, moi », raconte François Rouan, qui deviendra un grand ami de Balthus. « Il avait l’étonnante faculté de changer complètement selon son interlocuteur », souligne le peintre, qui ajoute : « Avec moi, avec qui il causait presque exclusivement  peinture, cet ami d’une immense culture a joué le rôle du dilettante, me questionnant comme si je devais être son maître – ce qui à certains égards était extrêmement angoissant. »

Et ce n’est encore qu’une des multiples facettes de ce personnage mystérieux et équivoque. Ainsi, de cette même époque, son fils Thadée, lui, garde l’image d’un père très affectueux, avec qui il s’amusait à « faire du patin à roulettes dans les jardins de la Villa », et qui n’avait « rien du personnage distant ou inquiétant qu’on a pu décrire ». Le grand Balthus en patins à roulettes ? Et pourquoi pas ? « Il était très humain, enfantin, puéril. Il se réjouissait d’une meringue à la crème… Un caractère qui tranche avec l’iconographie très adulte de sa peinture », sourit l’historien de l’art Dominique Radrizzani, co-commissaire d’une rétrospective Balthus à la Fondation Gianadda en 2008 et ami de l’artiste. « Balthus est toujours resté nostalgique de son enfance, ce monde perdu et rêvé qu’évoque sa peinture », confirme la petite fille du peintre, Anna Klossowski.

Cette enfance fut choyée, au sein d’une famille d’artistes. Les parents de Balthus peignaient tous deux. Les plus grands artistes de l’époque – Pierre Bonnard ou Maurice Denis – fréquentaient leur maison. Sa mère Baladine, lorsqu’elle se sépara de son mari, devint la maîtresse et l’égérie du poète Rainer Maria Rilke en 1919. Pierre, le frère de Balthus, deviendra écrivain. Quant à lui, Baltusz, il créera Mitsou, son premier album de dessins à l’âge de 14 ans, sous les encouragements de Rainer Maria Rilke qui écrivit une préface pour le livre.

Un mélange d’innocence et de violence
L’adieu à l’enfance fut sans doute pour Balthus un déchirement. Non seulement ses débuts de peintre sont difficiles, mais aussi, une jeune fille dont il est tombé follement amoureux, Antoinette de Watteville, le fait souffrir. On reconnaît d’ailleurs celle qui deviendra sa femme en 1937 dans La Toilette de Cathy, exposée en 1934 à la galerie Pierre en même temps que La Rue, scène de rue aux tonalités oniriques, où l’on devine de subtils échos de Piero della Francesca et de la peinture de la Renaissance toscane, découverte par Balthus à l’occasion de son voyage en Italie en 1926.
Mais si cette exposition de 1934 marque les esprits, c’est surtout par la sulfureuse Leçon de guitare. La peinture met en scène une petite fille violemment dénudée par sa jeune enseignante. C’est le scandale que Balthus espérait, lorsqu’il écrivait le 1er janvier 1934 à Antoinette : « Non, il faut aujourd’hui hurler très fort si l’on veut encore se faire entendre […]. Il faut arriver avec des pics, des pioches, des perceuses mécaniques pour perforer l’artificiel, pour faire sauter l’asphalte pour retrouver la terre, la bonne terre – c’est pourquoi je veux faire, moi, des toiles érotiques […]. Il faut atteindre l’instinct ; celui du bas-ventre est encore assez tendre pour être touché bien vite, et c’est celui qui contient le plus de dynamisme. D’ailleurs aujourd’hui l’érotisme dans un art est la seule chose qui fasse encore sursauter les pantins dont je te parlais tout à l’heure », annonçait celui qui était alors un des meilleurs amis d’Antonin Artaud, auteur deux ans plus tôt du Théâtre de la cruauté. Les deux hommes se retrouvent dans cette esthétique. « C’est sans doute le mélange de l’innocence et de la cruauté qui dérange tant chez Balthus – grand lecteur des Hauts de Hurlevent, et de son héros, le sauvage et indomptable Heathcliff, avec qui il s’identifie », observe Dominique Radrizzani. Les surréalistes, qui l’admiraient, ne tardent pas à lui tourner le dos.

Pendant la guerre, réformé, ce cavalier seul s’exile en Suisse, où il retrouvera bientôt un autre franc-tireur : Alberto Giacometti. Ils passent leurs journées à lire Tintin, « pour conclure qu’Hergé surpasse Matisse », s’amuse Radrizzani. Cet amour commun pour la bande dessinée imprègne d’ailleurs l’œuvre de Balthus. « On perçoit cette influence dans la simplification des visages, la géométrisation des formes, aussi bien dans des clins d’œil plus directs, comme les livres qu’il fait lire aux jeunes filles de ses tableaux – par exemple Le Lotus bleu. Mais elle me semble aussi et surtout palpable dans le caractère narratif des scènes ; face à un tableau de Balthus, on a le sentiment que cet instant suspendu va basculer dans l’action d’un moment à l’autre. »

Car si l’heure, après guerre, est à l’abstraction, Balthus persévère dans la figuration. Qu’importent les modes parisiennes et les mondanités ! Séparé de sa femme en 1946 après la naissance de deux fils, Stanislas et Thadée, soutenu par quelques collectionneurs, Balthus se retire en 1954 dans un château à Chassy, dans le Morvan, avec une nièce par alliance, la jeune Frédérique Tison. « Dans chaque lieu où il vit, il s’invente un personnage nouveau », observe Cécile Debray, conservatrice au Centre Pompidou et commissaire de son exposition. Dans son château, cet esthète raffiné, mélomane polyglotte, peint des paysages et des nus – comme La Phalène, exposée aux Scuderie del Quirinale, dans des couleurs qui annoncent sa période « romaine », où  le caractère mat de sa peinture évoquera les fresques toscanes.

Balthus en Lapin blanc d’Alice
Son atelier est interdit d’accès, jusqu’à sa mort. « C’est là que se joue sa vie », explique François Rouan. Seules les jeunes filles qui ont posé pour lui, Alice, Katia, Michelina, Valérie, Anna, y ont été accueillies. Aucune n’a jamais fait état d’une conduite déplacée de l’artiste. Pourtant, face à l’érotisme qui se dégage sur les tableaux de leurs poses à la fois innocentes et suggestives, on suspecte l’atelier de ce peintre « dont on ne sait rien » – dixit le catalogue de son exposition à la Tate Gallery en 1968 – d’être une chambre de Barbe bleue. « Sans doute Balthus avait-il une attirance pour les corps juvéniles. Mais je crois profondément que ce désir restait avec ses modèles un fantasme. Ce qui l’obsédait, c’était la peinture, la recherche du tableau parfait », commente François Rouan. Et de poursuivre : « On dit que c’était un peintre lent. Parfois, à la fin de sa vie, en Suisse, je préparais pour lui un fond le matin. Quand je revenais le soir, il pouvait avoir terminé le tableau. Mais ensuite, il ne cessait de le reprendre et le recommencer, jusqu’à retrouver l’émotion qu’il avait ressentie lui-même en contemplant le tableau d’un maître toscan… C’est d’ailleurs ce qu’on perçoit à travers ses Polaroids, dans les infimes variations des poses de ses modèles d’un cliché à l’autre. Balthus refusait de parler de la mort, mais elle est omniprésente dans son œuvre. En représentant ces jeunes filles entre l’enfance et l’âge adulte, il cherche à capter le moment fragile où tout bascule… Quand elles deviendront femmes, elles seront déjà en route vers la sortie… » Comme si Balthus, un pinceau à la main, devenait le Lapin blanc d’Alice au pays des merveilles – son livre fétiche –, courant derrière le temps et entraînant des petites filles vers son étrange royaume…

Déguisé tantôt en chat, tantôt en pirate
En 1961, le ministre de la Culture André Malraux demande à Balthus de prendre la direction de la Villa Médicis, à Rome. Dès son arrivée, le peintre métamorphose le lieu. « À ses yeux, la Villa Médicis s’était transformée en sous-préfecture française du XIXe siècle. En fonction de la lumière et des proportions des pièces, cet amoureux de Piero della Francesca a gratté des surfaces superficielles pour trouver des couches plus anciennes, et peint les murs, pour redonner vie à l’édifice… Ce fut à la fois une restauration et une recréation : la construction d’une origine mythifiée… ce qu’on retrouve d’ailleurs dans sa représentation d’une enfance équivoque », observe Éric de Chassey. Et pour que le conte de fées soit parfait, dans cette Villa Médicis transformée en œuvre sienne, « il signor conte » vit en châtelain, avec une véritable cour qu’il réunit pour des fêtes somptueuses, où l’on peut croiser Jean Cocteau ou le chanteur Bono, l’acteur Tony Curtis ou Marie-Laure de Noailles.

Ces festivités continueront en Suisse, pour ses anniversaires costumés. Balthus étant né un 29 février, il ne les célèbre véritablement que tous les quatre ans. Pour son 22e anniversaire – ses 88 ans –, celui qui s’est peint en « Roi des chats » apparaît déguisé… en chat ; pour le 23e, le voici pirate, à 92 ans ! Dans le Grand Chalet de Rossinière, Balthus vit et crée de1977 à sa mort en 2001, aux côtés de sa deuxième femme, la Japonaise Setsuko, avec qui il a une fille, Harumi. Là, le peintre se promène souvent en kimono…

« La maison était très ritualisée. Je ne pouvais pas entrer dans une pièce en criant ; si je voulais parler avec mon grand-père, je devais attendre la cérémonie du thé. Il m’impressionnait énormément ; mais à lui, je pouvais raconter mes rêves », se souvient sa petite-fille Anna Klossowski, fille de Thadée. Un jour, la jeune fille peut entrer dans cet atelier où il s’enferme du matin jusqu’au soir. « L’atmosphère était très chargée. Mon grand-père, très vieux, regardait son tableau dans un miroir, pour mieux en voir les défauts », raconte-t-elle. Comme s’il scrutait, ainsi, dans ce miroir aux échos de Lewis Caroll, l’instant éternel et fragile qu’il essayait de capter… Avant de passer, lui aussi, bientôt, de l’autre côté du miroir.

« Balthus »

Jusqu’au 31 janvier 2016. Les Écuries du palais du Quirinal et la Villa Médicis. Les Écuries, ouvert du dimanche au jeudi de 10 h à 20 h, vendredis et samedis de 10 h à 22 h 30. Tarifs : 12 et 9,5 €.
Villa Médicis, ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 19 h.
Tarifs : 12 et 6 €.
Commissaire : Cécile Debray.
www.scuderiequirinale.it

Collectif, Balthus, Portraits privés, éditions Noir sur blanc, 192 p., 24.35 €

Légende Photo :
Balthus, Le Peintre et son modèle, 1980-1981, caséine et tempera sur toile, 226,5 x 230,5 cm, Centre Pompidou, Paris.© Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. RMN/D.R.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°685 du 1 décembre 2015, avec le titre suivant : Balthus, ange ou démon ?

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