Cycle

À Bâle, toucher avec les yeux

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 15 mars 2016 - 731 mots

Poursuivant son programme sur les 5 sens, le Musée Tinguely explore le tactile dans l’art contemporain,
qu’il soit un élément constitutif de l’œuvre ou une fausse invitation adressée au regardeur.

BALE - Tout musée qui se respecte installe des protections pour éviter la moindre possibilité de contact. Dès qu’un objet artistique s’expose au regard, il est entouré de dispositifs, allant d’une ligne jaune qu’il ne faut pas franchir aux vitres qui s’interposent entre l’objet et le spectateur.

Roland Wetzel, le maître des lieux, ne déroge pas franchement à cette règle, car rares sont les œuvres que le visiteur de « Prière de toucher » peut justement toucher au Musée Tinguely. Parmi celles-ci, la spectaculaire installation d’Augustin Rebetez et de son équipe (Univers, Part VII, 2016). Ces petits enfants irrespectueux de Jean Tinguely (et de Kurt Schwitters) ont bricolé un labyrinthe qui envahit plusieurs niveaux. C’est le royaume magique du toucher, le temple du tripotage. Dans cette architecture qui semble improvisée mais qui est parfaitement maîtrisée, on trouve une quantité impressionnante d’outils et d’engins que le visiteur peut manipuler sans craindre d’être grondé par les agents de sécurité. Le collage se fait bricolage, jeu d’enfant retrouvé et revu par l’imagination de l’artiste quand il évoque la visite interdite d’un chantier pendant l’absence du gardien.

Le tactile sous tous les angles
L’exposition, qui s’inscrit dans le cycle des « cinq sens » (l’odorat fut traité l’année dernière), est ambitieuse. Le tactile y est examiné sous des angles originaux, souvent inattendus. Les commissaires convoquent les empreintes, la peau et les organes sensoriels, les impacts thermiques, les pressions, les déformations, les effleurements…

À l’entrée, une série d’objets de culte pose la question des liens subtils entre ces différentes reliques et les artefacts. On le sait : l’interdit du toucher s’applique avant tout à la « chose » religieuse. Pourtant, certains objets de cette catégorie voient leur efficacité prendre toute sa force précisément dans le contact tactile : icônes portables, rosaires, mezouzot. Le rapport avec le sacré hésite souvent entre l’adhérence et la distance, entre le proche et le lointain, entre le toucher et le visible.

C’est le touche-à-tout universel Marcel Duchamp qui met le pied dans le plat. Il est l’auteur de la couverture du catalogue surréaliste de 1947, qui affiche un sein volumineux en mousse latex et porte l’inscription « Prière de toucher ». Devenue le titre de la manifestation bâloise, cette phrase provocatrice va à l’encontre de l’exposition d’art, qui a toujours réussi à tenir son spectateur à distance.

Le parcours est d’une richesse étonnante ; les créateurs inventent de « multiples expériences mentales suscitées par les sens » (Wetzel). En toute logique, c’est la peau et le corps qui permettent des contacts multiples. Ainsi, les Anthropométries d’Yves Klein, ces traces sur papier de corps de jeunes femmes enduits de pigment (1960) sont comme un hommage aux empreintes anonymes des grottes de Lascaux. Plus violents sont le geste d’Ana Mendieta qui écrase son visage contre une vitre (Glass on body imprints, 1972), l’échange de gifles entre Marina Abramovic et Ulay dans un imperturbable face-à-face ou encore les différentes performances des actionnistes viennois.

Ailleurs, le toucher (direct ou suggéré) s’exprime par des objets : Objet désagréable et Objet désagréable à jeter (Alberto Giacometti, 1931) ; Cadeau (1921) de Man Ray, un fer à repasser à contre-emploi dont la semelle est garnie de clous acérés ; ou la photographie du Déjeuner en fourrure (1936) de Meret Oppenheim, une tasse recouverte de fourrure.

Tout laisse à penser que c’est la présence dans l’œuvre d’art (collage, assemblage, installation) d’une matière non considérée comme artistique, autrement dit « non apprivoisée », qui est à l’origine de l’importance grandissante du tactile tout au long du XXe siècle. Ce changement trouve son théoricien avec Tommaso Marinetti, qui prône le « tactilisme » dans le Manifeste du futurisme, ici accompagné par un relief à toucher, Sudan-Paris (1920-1921).

La pensée esthétique a toujours privilégié la vision au détriment du toucher. Le contact avec la matière était considéré comme un mode de connaissance primaire, dépassé par des activités beaucoup plus sophistiquées : voir et nommer. Les travaux réunis à Bâle démontrent de manière éclatante que la rencontre avec l’œuvre permet une exploration faisant appel à tous les sens, à toutes les sensations, même les plus déstabilisantes.

Prière de toucher

Commissaire : Roland Wetzel, directeur du Musée Tinguely
Nombre d’artistes : 70
Nombre d’œuvres : 220

Prière de toucher

Jusqu’au 16 mai, Musée Tinguely, Paul Sacher-Anlage 1, Bâle, tél. 41 61 681 93 20, www.tinguely.ch, tlj sauf lundi, 11h-18h, entrée 18 CHF (env. 16 €).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°453 du 18 mars 2016, avec le titre suivant : À Bâle, toucher avec les yeux

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