Art contemporain

« Avant l’orage » et au seuil de la fin

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 16 mars 2023 - 798 mots

PARIS

Mondes mutants, déliquescents ou indiscernables, la nouvelle exposition de la Bourse de commerce esquisse une vision crépusculaire de la Collection Pinault.

Paris. « “Avant l’orage”, c’est une ambiance, une atmosphère », suggère d’une voix douce Emma Lavigne en débutant la visite de la nouvelle exposition de la Bourse de commerce. Micro sans fil et baskets Balenciaga, la directrice de Pinault Collection entame cette présentation comme une performance, un « seule-en-scène » de plus d’une heure avant l’intervention de Caroline Bourgeois, conservatrice senior auprès de la Collection et co-commissaire.

Conçue comme un récit choral dans lequel chaque artiste ébauche une histoire personnelle et collective, cette nouvelle exposition évoque un contexte commun, celui du dérèglement climatique et d’un horizon qui s’obscurcit. Emblématique de cette prise de conscience écologique – avant qu’elle ne devienne générale –, une vidéo de la série des « Atmospheres » de Judy Chicago, réalisée par l’artiste en 1972, montre en guise de prologue une femme au corps peint déployant des fumigènes colorés dans un paysage aride, métaphore écoféministe des dégâts causés à l’environnement.

Comme un vortex, la rotonde attire ensuite le visiteur vers l’installation monumentale de Danh Vo créée spécifiquement. Des troncs de chênes colossaux y sont soutenus par des structures géométriques dans lesquelles viennent s’encadrer cinq statues. Cette mise en scène de différents états de la matière (arbres, bois de construction, sculptures), entre jardin artificiel et ikebana géant, place la nature au cœur du musée. Si ce n’est que les piliers de ce temple baudelairien sont morts. En sous-texte, on apprendra que dans ce Tropaeolum [voir ill.], des morceaux de bois sont issus des forêts durables de Craig McNamara, fils de l’ancien secrétaire à la Défense américain Robert McNamara, l’un des acteurs de la guerre du Vietnam qui a conduit la famille de Danh Vo sur les routes de l’exil… « Rien de didactique cependant dans cette œuvre, affirme Caroline Bourgeois. Ce qui intéresse Danh Vo, ce sont ces moments d’histoire et de contradiction. » Leurs échos prennent, sous la coupole de la Bourse de commerce, une résonance ironique et grandiose.

Les natures mortes d’Edith Dekyndt

L’Origine des choses (2023), la proposition d’Edith Dekyndt pour les vingt-quatre vitrines du rez-de-chaussée du bâtiment, vient s’inscrire avec discrétion dans cette nouvelle saison. L’artiste belge avait exposé l’automne dernier, lors des Journées du patrimoine, dans la chapelle de Laennec, le siège social du groupe Kering, propriété de François Pinault. Ses petits théâtres d’objets et de résidus sont comme autant de natures mortes. Ici un citron trempé dans du formol, là un velours imprégné de café, une draperie dévorée par les rongeurs… Chaque vitrine compose avec le temps, le hasard et le presque rien, tout en adressant des clins d’œil aux motifs de la fresque XIXe qui ceinture la coupole. Et l’on se dit que les expositions parisiennes de la Collection Pinault ont décidément choisi de cultiver un rapport plus subtil que spectaculaire à l’art contemporain. Plus crépusculaire aussi.

Des œuvres à la tonalité sombre

Hicham Berrada, qui immerge le public dans une sorte de version sous électrolyse des Nymphéas de Monet (Présage, 2018), Lucas Arruda – dont les très beaux « Deserto-Modelo », peintures de petit format, nous placent sur le seuil du visible – et Benoît Piéron font partie, comme Edith Dekyndt, des artistes de cette sélection passés par la résidence de Lens qu’a créée François Pinault en association avec l’ancienne région Nord - Pas-de-Calais et la ville.

Le travail de Benoît Piéron, déterminé par de fréquents séjours hospitaliers dus à une affection génétique, prend ici la forme d’une écritoire colonisée par des plantes létales, belladone et mandragore semées dans ses tiroirs. Benoît Piéron est également à l’affiche d’« Exposé·es » au Palais de Tokyo. Son œuvre dialogue de manière évidente avec celle de Felix González-Torres ; ce sont en effet deux artistes confrontés à la fatalité de la maladie. De même, le rapprochement fait sens entre les images de Tacita Dean et de Diana Thater, qui partagent une inquiétude alarmiste dans le regard qu’elles posent sur la fragilité du monde, nuages d’incendie à la beauté paisible (White is the Color, Diana Thater) ou poussière de craie déposée sur la toile. La confrontation est moins convaincante dans le cas de Cy Twombly et Daniel Steegmann Mangrané, dont les fils tendus n’ajoutent rien aux toiles épiques de Twombly.

« Avant l’orage » inscrit également le visiteur dans cette inquiétude contemporaine : le dispositif vidéo Chernobyl de Diana Thater permet à chacun d’observer son ombre portée sur fond de catastrophe nucléaire. Est-ce une consolation ? Circadian Dilemma (El Día del Ojo) (2017), de Pierre Huyghe, place des tétras, cette espèce aquatique réduite à la cécité par la fréquentation des profondeurs, dans une alternance d’ombre et de lumière, postulant ainsi qu’il existe, dans un lointain ailleurs ou dans un futur proche, un monde qui vit sans nous. À la frontière de l’art et du vivant.

Avant l’orage,
jusqu’au 11 septembre, Bourse de commerce-Pinault Collection, 2, rue de Viarmes, 75001 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°607 du 17 mars 2023, avec le titre suivant : « Avant l’orage » et au seuil de la fin

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