Autour de la Biennale : les frontières du goût

Les choix du collectionneur en quête de ses origines

Le Journal des Arts

Le 1 septembre 1996 - 1831 mots

L’art serait-il universel ? Rien n’est moins sûr. Les acheteurs des objets exposés à la Biennale des antiquaires devraient en apporter la preuve : l’amateur d’art, quand il collectionne, n’échappe ni à lui-même, ni à ses propres racines culturelles, même si tout indique que le goût, à l’instar du marché de l’art, devient de plus en plus international.

"Un Français n’achète pas les mêmes objets qu’un Américain ou un Britannique, explique l’antiquaire Yves Mikaeloff. Nous regardons l’art en termes d’influences : celles qui nous ont formés, qui nous ont imprégnés depuis notre plus jeune âge. On y reste attaché, comme on reste attaché à la cuisine de son enfance."

Yves Mikaeloff cite quelques meubles qu’il a vendus récemment : un client français, résidant à Londres, s’est porté acquéreur d’un tabouret Louis XVI, estampillé E. Meunier, de petite taille, discret (parce que destiné sans doute à une pièce mineure de Versailles), mais plein de charme et typique du style de son époque. Un client britannique a, lui, été séduit par une paire de pliants de Jacob-Desmalter – une commande de Napoléon pour les Tuileries –, dont les lignes robustes et néoclassiques lui rappelaient le style du grand mobilier anglais de la même période.

Le mobilier XVIIIe : un goût universel
Malgré cette attirance, plus ou moins consciente chez le collectionneur, pour ses propres racines, il existe néanmoins un goût que l’on peut qualifier "d’international". Prenons l’ancien appartement new-yorkais du danseur Rudolph Noureev, dans le Dakota Building, qui vient d’être entièrement remeublé avec du mobilier français, époque premier Empire : le nouvel occupant des lieux a choisi le même type de meubles pour l’appartement qu’il possède à Londres. C’est surtout aux objets d’art et au mobilier français du XVIIIe siècle que la Biennale des antiquaires doit sa réputation. La diversité de ce mobilier, comble de l’équilibre, de l’esprit et du savoir-faire français, séduit une clientèle très fortunée : avec ou sans garniture de bronzes dorés, il va des styles Régence et Louis XV, élégants, au Louis XVI, rassurant, jusqu’aux balbutiements, révolutionnaires, du Néoclassicisme. Sans être pour autant universel – certains y restent allergiques –, le goût pour le XVIIIe siècle trouve davantage ses limites dans les possibilités financières du collectionneur, car il coûte fort cher, qu’aux frontières nationales. En France même – dont les collections royales, faut-il le rappeler, ont été acquises en grande partie pendant la Révolution de 1789 par... des Anglais –, coexistent une nette préférence nationale en matière de mobilier et de fortes tendances régionales : le mobilier en noyer d’Avignon ou le mobilier peint d’Uzès, par exemple, sont surtout appréciés dans leurs contrées d’origine, en Provence, tandis que les meubles de port en acajou sont très prisés dans l’Ouest de la France.

"Le goût pour le mobilier parisien du XVIIIe siècle est international – tout comme, à un degré moindre, celui pour le mobilier vénitien, qui est particulièrement apprécié, ou le mobilier anglais, surtout du XIXe siècle, qu’adorent les Américains, estime l’antiquaire Jean Gismondi, spécialiste des meubles Boulle. De fortes préférences régionales subsistent cependant en Europe. Ainsi sera-t-il plus difficile de vendre du mobilier français à des  Allemands, des Belges, ou des Hollandais." Les acheteurs d’objets Art nouveau et Art déco sont, eux, plus difficiles à cerner. Le marchand bruxellois Philippe Denys, dont l’un des mérites fut de battre en brèche l’idée reçue que toute production intéressante de cette époque doit forcément être française, vend des pièces à des Allemands aussi bien qu’à des Américains et des Italiens. Dans le domaine du mobilier Art déco, en revanche, des distinctions nationales se dessinent nettement. La clientèle de la galerie Vallois à Paris, par exemple, est aux deux tiers américaine, nous confie Bob Vallois, le reste étant en majorité française.

La peinture et ses frontières
La peinture italienne des XIIIe et XIVe siècles (tempera et fond d’or sur panneaux de bois), que l’on qualifie de «primitive», plaît surtout... aux Italiens, aux Français, et à certains collectionneurs étrangers érudits.

"Ceci dit, les Italiens s’intéressent aussi aux tableaux flamands et, en mobilier, à tout ce qui est français, explique Claire Sarti, grande spécialiste, avec son époux Giovanni, de la peinture primitive italienne. Nos clients américains sont plus éclectiques. N’ayant pas, ou peu de patrimoine, ils s’intéressent plus facilement à l’art de différentes cultures."

À l’instar de la peinture primitive italienne, le tableau ancien a généralement la faveur des acheteurs du même pays que l’artiste, à l’exception du tableau flamand décoratif, qui plaît à presque tout le monde. En France, les collectionneurs de tableaux anciens préfèrent souvent la peinture de leur propre région. Ainsi trouve-t-on à Marseille des collectionneurs de Vernet, à Aix-en-Provence des amateurs de Constantin d’Aix, et des férus de Boilly dans la région de Lille. Même si les goûts des Français en peinture restent très variés, leur pouvoir d’achat ne fait plus le poids sur le marché international. Les Américains restent les principaux clients des spécialistes de la peinture de la fin du siècle dernier et du début du XXe.

Des collectionneurs venus de partout
"Des Américains qui ont fait fortune, et veulent s’intéresser à la culture, achètent de la bonne peinture moderne et impressionniste, nous confie Philippe Cazeau. Les Japonais, en revanche, pour qui Paris est une destination mythique, sont très portés sur l’École de Paris et tout ce qui représente Montmartre et Montparnasse. Mais la clientèle européenne, surtout française, est frileuse."

Le domaine plus confidentiel (et plus abordable) du dessin et de la gravure obéit à d’autres règles. Les experts s’accordent à dire qu’il existe un goût français "grand public", qui préfère les sujets aimables, gracieux et de lecture facile. Certains Américains, souvent d’origine allemande, ne collectionnent que des dessins des Écoles du Nord pour des raisons qui tiennent à leur histoire personnelle. Mais en général, dans ce domaine, les préférences nationales sont quasi inexistantes.

La céramique, la porcelaine et la faïence attirent une clientèle internationale. Les produits des fabriques régionales sont souvent collectionnés, tout comme la peinture ancienne et le mobilier régional, par des gens originaires du même pays. Les collectionneurs d’art haute époque de qualité "viennent de partout", selon Philippe Carlier de la galerie Laroussilhe. À un niveau d’acquisition moins élevé cependant, des différences se font sentir :"Les Belges, les Hollandais et les Allemands sont plus attirés par les objets d’art décoratif de l’époque médiévale, explique-t-il. Et il serait difficile de vendre à des Italiens autre chose que de l’art italien." Bernard Blondeel, spécialiste à la fois des tapisseries anciennes – dont il possède la plus grande collection privée au monde –, d’objets haute époque et d’archéologie, ajoute : "Les tapisseries flamandes plaisent surtout aux Belges, pour d’évidentes raisons historiques, aux Espagnols, en raison des liens passés entre les deux pays – dans ce domaine, les rois espagnols du XVIe siècle furent les plus grands collectionneurs de l’histoire –, et aux Italiens, traditionnellement grands amateurs de tapisseries, hier comme aujourd’hui. Il existe également des acheteurs importants aux États-Unis et en Amérique du Sud. Les Français sont très portés sur les tapisseries haute époque."

Les plus grands collectionneurs d’objets médiévaux et de la Renaissance, selon Bernard Blondeel, se trouvent aux États-Unis et, à un niveau plus modeste, en France, Belgique, Italie et Espagne. Ceux qui achètent le plus de pièces d’archéologie se trouvent aux États-Unis et en Suisse, quoique beaucoup d’autres pays comptent des amateurs dans cette spécialité.

L’attrait des arts premiers
Parmi les peuples d’Afrique, seul comptait l’art de la tribu. L’appréciation par les Occidentaux de cet art primitif – anciennement appelé "art nègre" et aujourd’hui "art premier", qui est représenté pour la première fois cette année à la Biennale de façon significative (et peut-être bientôt au Louvre) – a beaucoup évolué au cours du siècle. Avant-guerre, il était collectionné souvent sans beaucoup de discernement, principalement par des Européens qui avaient une prédilection certaine pour les régions et les ethnies colonisées par leur propre pays : les Belges achetaient l’art du Zaïre et du Congo belge, les Français celui du Gabon, les Allemands les objets du Cameroun et de Nouvelle-Guinée. Les pays à forte culture ancienne, comme la Grèce, l’Italie et l’Espagne, ont toujours boudé l’art tribal. L’art primitif, que les pays d’Afrique commencent à peine à conserver, est aujourd’hui collectionné avec enthousiasme et de façon pluridisciplinaire par des Américains sensibles à leurs «racines» ; leurs préférences vont souvent à l’art précolombien et à celui des "Native Americans", les Indiens et les Esquimaux. Autrefois, en Inde, les maharajas se contentaient de collectionner quelques objets d’art. Aujourd’hui, et depuis très peu de temps, des acheteurs indiens font leur apparition dans les salles des ventes, à Drouot comme à Londres, où ils se portent acquéreurs, souvent pour des sommes considérables, d’armures et de miniatures mogholes.

L’art d’Orient et d’Extrême-Orient
Les ventes publiques d’art islamique et oriental attirent à Paris de nombreux acheteurs venus de Turquie, du Proche et du Moyen-Orient, et d’Afrique du Nord. On constate aussi, depuis trois ans, que les clients des pays du Golfe achètent avec ardeur des tableaux orientalistes ; ces visions occidentales du monde islamique, en majorité du XIXe siècle, plaisent également aux acheteurs d’Afrique du Nord. Les collectionneurs recherchent en particulier les vues de villes, qui n’ont aucun équivalent dans la tradition artistique arabe. Mais dès que le regard occidental de l’artiste se nourrit de fantasmes sexuels, comme dans les innombrables scènes de harem et d’esclavage féminin, l’acheteur arabe se fait rare : séduisant pour le public européen bourgeois d’il y a cent ans, ce genre de nudité n’est guère apprécié dans la plupart des pays islamiques.

"Qui n’a pas d’objets vieux, n’a pas d’objets neufs", dit le proverbe syrien. Cette année, la Biennale est particulièrement riche en art chinois ancien. À l’autre bout du monde, depuis plus de deux mille ans, l’élite intellectuelle chinoise perpétue la tradition de collectionner l’art national – exception faite de la période allant de l’instauration du communisme, en 1949, jusqu’au récent et relatif assouplissement du régime. Les érudits qui ont, presque de tout temps, dirigé la société chinoise, avaient même le devoir de préserver le patrimoine culturel national, nous fait remarquer le spécialiste londonien d’art chinois ancien Michael Goedhuis, une tradition qui n’existe dans aucune autre culture.

Les principaux collectionneurs européens d’art d’Extrême-Orient sont ajourd’hui les Belges, les Allemands, les Français et les Britanniques – ces deux derniers, comme le souligne la marchande d’art chinois Gisèle Croës, ayant des traditions de commerce avec la Chine et de collection fort anciennes. L’antiquaire français Jacques Barrère trouve pour sa part que la jeune génération de collectionneurs français d’art d’Extrême-Orient est plus érudite que celle de l’époque coloniale, qui confondait souvent, à son avis, "art chinois ou extrême-oriental" et "chinoiseries". De grandes fortunes chinoises se bâtissent déjà aux États-Unis, et les spécialistes s’attendent à une véritable explosion des prix dans ce secteur. Le phénomène s’est accru avec l’engouement des Japonais pour l’art chinois, ancêtre de leur art national, même s’ils continuent à collectionner religieusement certains objets de leur propre civilisation, tels ceux liés à la cérémonie du thé. Autre retour aux sources...

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°28 du 1 septembre 1996, avec le titre suivant : Autour de la Biennale : les frontières du goût

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