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Au temps des utopies

L'ŒIL

Le 1 avril 2000 - 565 mots

Un idéal souterrain transperce la société occidentale de part en part. Durant des siècles, une même fiction, à la fois unique et multiple, s’est inscrite dans l’inconscient européen. Cette fiction, ce récit d’une société parfaite, c’est l’utopie. Consacrer une exposition à l’histoire de cette notion, c’est entrer par effraction au plus profond de l’imaginaire de nos sociétés. C’est révéler au grand jour les conflits idéologiques qui les structurent. C’est enfin et surtout traiter du rapport que les hommes ont eu avec le temps et l’espace. Au départ, l’utopie correspond à la société elle-même mais perfectionnée. C’est pourquoi toutes les utopies entretiennent un rapport d’analogie avec le réel. L’utopie a pour autre caractéristique de s’incarner dans un emplacement, mais un emplacement sans lieu réel. Elle atteste aussi d’un regard qui à la fois conteste le présent et l’histoire. L’histoire de l’utopie pourrait commencer en 1516 avec la publication à Louvain d’un petit ouvrage réalisé par un Anglais, Thomas More. Dans ce curieux livre, celui-ci décrit une île située aux confins du monde. Son nom, Utopia, est formé à partir du grec topos (lieu) et ou (ne pas). Refus de la propriété, défiance envers la tyrannie, mépris pour les richesses, sens de la communauté caractérisent la vie des habitants. Dès lors, ce pays imaginaire donnera son nom à tous les récits de sociétés idéales. L’utopie ne débute pas en fait en 1516, mais dans les récits grecs et latins. C’est d’ailleurs sur ces sources que s’ouvre l’exposition avec de nombreux manuscrits. Ainsi, après Homère et Hésiode, c’est Platon dans La République qui donne toute sa dimension à ce mythe avec son étude d’un régime politique accompli. L’arrivée de la chrétienté bouleverse ces données. Amalgamant le récit de la genèse avec la culture antique, les diverses utopies adoptent la forme du paradis céleste, l’enfer y incarnant la contre-utopie par excellence. L’opus de Thomas More constitue donc une rupture à la fois politique et symbolique. Avec la présentation de l’édition originale s’ouvre la deuxième des quatre parties de l’exposition.
À la même époque, le mythe de la cité idéale devient un thème récurrent abondamment illustré par les artistes et écrivains. Maquettes et dessins (dont un manuscrit de Léonard de Vinci), descriptions et cartes du nouveau monde, exemples de littérature utopique rythment cette section qui s’achève sur ces merveilleux exemples de villes à caractère religieux, notamment ces communautés chrétiennes fondées aux Amériques. Avec les architectures visionnaires de la fin du XVIIIe siècle (Boullée, Lequeu et Ledoux), nous entrons dans une autre histoire, plus politique. La troisième partie s’attache justement à les étudier, les décortiquer, à comprendre comment se met en place cette foi inébranlable dans le progrès : phalanstère de Fourier, écrits des Saint-Simoniens. Enfin, dans la dernière partie, alternent rêves et cauchemars. Aux projets de Malevitch, de Le Corbusier, ou de Frank Lloyd Wright succèdent les visions totalitaristes de l’Union soviétique et du nazisme. L’ensemble s’achève sur ces multiples courants de pensée issus de la contre-culture des années 70. Conçue par Roland Schaer, « Utopie » est donc une exposition ambitieuse, parfaitement maîtrisée. Ouvrages rares, gravures inconnues, peintures souvent étranges, maquettes fascinantes, dessins sublimes forment ici un tableau presque complet de tous ces récits qui, longtemps, ont constitué le plus grand instrument de développement économique de l’Occident mais aussi sa plus grande réserve d’imagination.

PARIS, Bibliothèque nationale de France, jusqu’au 9 juillet, cat. éd. Fayard, 368 p., 380 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°515 du 1 avril 2000, avec le titre suivant : Au temps des utopies

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