ART CONTEMPORAIN

Adel Abdessemed, la descente aux enfers

Par Cédric Aurelle · Le Journal des Arts

Le 29 mars 2018 - 893 mots

L’artiste formé à l’École des beaux-arts de Lyon revient dans la ville qui l’a accueilli après avoir fui l’ Algérie dans les années 1990 avec une exposition au Musée d’art contemporain, dont la violence a éveillé des polémiques entraînant le retrait d’une de ses vidéos.

Lyon.« Ce n’est pas mon travail qui est violent, c’est la société », affirme Adel Abdessemed d’une voix douce. Mais cette violence, son travail la reproduit et on se la prend en pleine figure au MAC de Lyon, comme dans ses anciennes expositions. Au premier niveau des deux plateaux que le musée consacre à l’artiste, elle nous explose au visage dans son installation vidéo intitulée Printemps (2013), que le musée a pris la décision de retirer de l’exposition à la suite des polémiques sur les réseaux sociaux et de la mobilisation des associations de défense de la cause animale. De fait, sur une vingtaine de mètres, cet alignement de poulets pendus par les pattes comme au souk prend feu dans une déflagration qui se répète en boucle, tel l’espoir envolé des printemps arabes. « Je viens d’un pays où l’espoir a été assassiné », explique justement l’artiste qui évoque la disparition des lucioles dans une référence à Pasolini, le poète, assassiné lui aussi. D’un coup sec, une ampoule éclate en métaphore dans un film présenté en boucle au fond de la salle. Une voix qui ne cesse de s’éteindre ou peut-être la fin des Lumières en tant que projet impérialiste revenant dans le noir accompagné de son refoulé colonial.

Si ce n’est pas sa propre violence que l’artiste redéploie, c’est bien qu’il apparaît comme le jouet de ces forces historiques qui l’entraînent, pris dans les mailles de son filet. C’est en tout cas ce que laisse penser Hélikoptère, une œuvre de 2007 constituée d’immenses panneaux de contreplaqué recouverts de grands traits produits par une gestualité incohérente. Ainsi que le montre une vidéo qui documente la performance, l’artiste, comme les poulets de Printemps, est suspendu par les pieds à un hélicoptère en vol stationnaire, tentant de mettre en forme une gestuelle graphique contre vents et marées.

Depuis, l’artiste a mûri pour se faire maître des circonstances dans ce qui ressemble à un processus d’émancipation de ces liens. Peut-être comme des éléments d’appui, il évoque les instants merveilleux des rencontres, notamment au bar l’Antidote, un troquet lyonnais où il a rencontré sa femme et qui donne son titre à l’exposition. Pour ce projet, il produit une demi-douzaine de fourgonnettes juchées d’objets variés : un néon évoquant la menace atomique, un mur en hommage à Rosa Luxemburg, un tas de toiles monochromes… Cette série d’ensembles sculpturaux intitulée « Judd » (2017) offre une relecture du minimalisme dont l’artiste réinvestit l’épure de ses déchets historiques. Il recycle son épopée souveraine en caravane nomade bringuebalante, convertissant le musée en atelier de réparation des mécaniques de l’histoire. De celle-ci, il extrait des figures, comme on le ferait de la roche, dont cette Angela Merkel en marbre de Carrare posant nue avec deux copines d’après une photo prise lors d’un camp de jeunesse. Is beautiful (2017) est-elle une figure blanche incarnant la pureté nue d’avant la corruption, répondant à la figure sombre du Zidane géant de bronze (absent à Lyon) en distributeur de coups de tête ? Zidane le colonisé comme image impossible du héros et chef d’armée des anti-héros.

 

 

Autoportrait en Rédempteur

Dans une montée à l’étage comme on monte au ciel, Adel Abdessemed consacre à cette armée un hommage. Shams, une vaste installation présentée en 2013 au Mathaf de Doha, est redéployée ici dans une version agrandie. Par elle, il force l’attention du visiteur sur l’envers du monde et ses oubliés, la multitude des ouvriers ayant construit tous les mirages sortis du désert du Qatar (un commentaire valable pour la France). Un projet généreux, mais dont la grandiloquence conjugue l’ambition de faire une chapelle Sixtine à une rhétorique stylistique puisant dans le réalisme socialiste. Au final il reste l’impression de traverser un décor de scène biblique pour studio de cinéma, qui ne rend pas vraiment justice aux premiers concernés, mais verse dans le mélodrame. De ce jugement dernier pour damnés de la terre (réalisé en argile crue) ressort une figure en lévitation, les bras en croix. Une figure christique qui ne manquera pas de retenir l’attention dans la très catholique capitale des Gaules… sauf qu’il s’agit là d’un portrait de l’artiste en figure rédemptrice, pas moins. Cette métaphore de l’artiste en suicidé de la société laisse perplexe et renvoie à la pièce introductive de l’exposition. Au sortir des ascenseurs, le visiteur était en effet accueilli par la vidéo Je ne me retourne pas (2018). On suivait du regard l’artiste marchant de dos dans son atelier, soudain traversé au niveau du cœur par une lance, s’agenouillant vaguement, pour se redresser aussitôt. Même pas mort. Cet Orphée qui revient des enfers plus fort que le mythe, puisqu’il ne se retourne pas, préservera son Eurydice à laquelle il est fait allusion dans l’exposition. Quant au visiteur, il préférera peut-être que l’artiste ait la faiblesse de se retourner, le faisant disparaître de son regard conformément au mythe. Il lui épargnera de fait la visite d’une exposition dont il souhaitera peut-être qu’elle s’achève avant même d’avoir commencée.

 

 

 

 

Adel Abdessemed, L’antidote,

 

 

jusqu’au 8 juillet, Musée d’Art Contemporain, Cité Internationale, 81, quai Charles de Gaulle, 69006 Lyon.
 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°498 du 30 mars 2018, avec le titre suivant : Adel Abdessemed, la descente aux enfers

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