Art contemporain

6 clés pour comprendre : l’art optique, une révolution du regard

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 23 avril 2025 - 1110 mots

NANTES

À Nantes, l’exposition « Electric Op » examine le rôle de l’art optique dans l’émergence de l’art vidéo et numérique. Ce mouvement artistique imprégné de sciences et de technologies a radicalement changé notre manière de voir.

1. Mettre en mouvement

Comment les arts visuels peuvent-ils figurer le mouvement ? À partir de 1955, date à laquelle la galeriste Denise René présente à Paris une exposition justement intitulée « le mouvement », cette question obsède une poignée d’artistes et de collectifs artistiques. Certains, comme le sculpteur Nicolas Schöffer (1912-1992) ou l’artiste allemand Heinz Mack (né en 1931), électrifient leurs œuvres, les dotent de moteurs, d’ampoules, parfois de capteurs. Le plasticien israélien Yaacov Agam (né en 1928), lui, mise plutôt sur les déplacements du public. Dans Double Métamorphose III, il juxtapose sur une surface plane une série de tubes d’aluminium de section triangulaire. Sur chacun d’entre eux, il peint des lignes de couleur de longueur variable. Selon le point de vue adopté par le visiteur, l’œuvre s’anime et se transforme. La démarche souligne l’une des caractéristiques de l’art cinétique, et, plus tard, de l’art numérique, qui ajoutent à l’héritage du constructivisme, du Bauhaus et du mouvement de Stijl un ingrédient décisif : la participation du public.

2. Déstabiliser le regard

La vision humaine est au fondement de ce qu’on appelle « Op art » à la suite d’un article paru dans Time Magazine en 1964. Il s’agit d’explorer nos perceptions visuelles, à la limite de l’illusion d’optique et du vertige hallucinatoire. Pour déstabiliser le regard, les procédés sont nombreux. Dans l’imaginaire collectif, l’art optique évoque d’abord l’agencement de figures géométriques en de forts contrastes de couleur, avec une prédilection pour la binarité noir-blanc. C’est le cas chez Victor Vasarely (1906-1997) : dans ses œuvres, l’artiste fait varier par degrés formes et couleurs à l’intérieur d’une trame pour produire l’illusion du relief. L’Allemand Georg Nees (1926-2016) s’intéresse au moiré. Grâce au langage Algol, ce programmateur informatique chez Siemens sonde la manière dont les superpositions légèrement décalées d’une même forme modifient notre perception de la profondeur. Ses recherches inaugurent la modélisation informatique, qui deviendra progressivement animation 3D, et font de lui l’un des pionniers de l’art numérique.

3. Entre art, science et industrie

L’art optique se défie de la subjectivité de l’artiste et met à distance toute approche psychologique ou biographique. Son modèle ? Le laboratoire de recherche scientifique, qui stimule la création de collectifs (GRAV – Groupe de recherche d’art visuel –, Groupe Zéro…) fondés sur l’expérimentation. De même, les œuvres d’art optique ont l’apparence de produits manufacturés et, d’ailleurs, elles recourent volontiers aux matériaux industriels. Dès les années 1950, le graphiste suisse Karl Gerstner (1930-2017), Heinz Mack ou le sculpteur américain Leroy Lamis (1925-2010) exploitent ainsi les potentialités du plexiglas. Dans Construction 31-II, sa transparence vient servir un jeu optique fondé sur la synthèse des couleurs : selon la position du visiteur, les faces bleues et jaunes des cubes enchâssés par Leroy Lamis créent du vert. L’attrait de l’art optique pour la science et l’industrie lui vaut une réception contrastée, qui n’est pas sans rappeler certaines réserves entourant l’art numérique. Quand les critiques d’art lui reprochent d’abdiquer toute visée critique et d’être un simple faire-valoir des technologies, le grand public adore. Et pour cause : l’art optique le place au centre de l’œuvre.

4. De l’œuvre programmée à l’art génératif

Pour explorer le monde des perceptions visuelles, les artistes se fixent des règles strictes. Cette peinture générative du peintre argentin Eduardo Mac Entyre (1929-2014), œuvre caractéristique de sa démarche artistique, n’est pas sans rappeler le spirographe de notre enfance. Sa composition abstraite, aux effets vibratoires, résulte du tracé d’une multitude de cercles sur un fond noir. La répétition méthodique du geste s’accompagne de subtiles variations de couleurs et permet de figurer la forme d’un carré. Mise en œuvre d’un programme défini à l’avance, Pintura generativa est, stricto sensu, une peinture algorithmique. Même si elle recourt à un outil très classique – le compas –, elle annonce déjà la programmation informatique. D’ailleurs, comme nombre d’artistes apparentés à l’art optique, Edouardo Mac Entyre ne tarde pas à s’en saisir pour prolonger ses recherches sur l’art génératif. L’exposition « Electric Op » présente ainsi une œuvre sur papier (Untitled, 1969) créée avec un ordinateur et imprimée grâce à un outil cher aux pionniers de l’art numérique : le traceur.

5. Carrés et pixels

La figure de prédilection des artistes optiques est sans conteste, le carré ! Chez Vera Molnár (1924-2023) ou François Morellet (1926-2016), il se prêtait déjà à toutes sortes de variations. Dans Cubic Limit (1973-1974) de Manfred Mohr (né en 1938), voilà qu’il s’anime ! Né d’une ligne blanche sur fond noir, il devient cube, et même hypercube ! Bien qu’elle ait valu à l’artiste allemand d’être salué comme un pionnier de l’art numérique, l’œuvre est une vidéo. Elle a été conçue sur un ordinateur à l’aide du langage de programmation Fortran IV, puis filmée sur un écran avec une caméra argentique. Il faut dire qu’à l’époque, les outils informatiques étaient limités. Les artistes recouraient donc à la pellicule film pour restituer leurs recherches sur ordinateur. Placée en regard de Cubic Limit dans l’exposition « Electric Op », Deluxe Paint I (1991-2020) de Kristen Roos permet de mesurer le chemin parcouru depuis. Cette animation conçue à l’aide de l’un des tout premiers logiciels de création d’images montre elle aussi une succession de cubes et de carrés en noir et blanc. Mais il s’agit cette fois d’une œuvre numérique, low-tech et pixélisée, qui souligne l’accélération technologique, au risque de l’obsolescence.

6. Un nouveau régime visuel

En 1965, quand l’exposition « The Responsive Eye » réunit au MoMA (New York) une centaine d’artistes estampillés « Op art », la cybernétique et la télévision sont en passe de reformater la vision humaine et d’en faire une sorte d’interface entre l’Homme et la machine. L’art optique participe pleinement à l’émergence de ce nouveau régime visuel, d’où son retour en grâce dans les années 2010 à la faveur d’Internet, après une longue éclipse. Cette toile peinte en 2012 par Douglas Coupland (né en 1961) souligne combien notre œil est désormais façonné par le numérique. Pour un spectateur contemporain, elle s’offre d’emblée comme une déclinaison picturale du QR code, et de fait, c’en est un. Il permet au spectateur de découvrir le titre de l’œuvre : I Miss My Pre-Internet Brain [Mon cerveau pré-Internet me manque]. En mobilisant la technologie pour révéler une information essentielle sur sa toile, l’artiste canadien invite à considérer celle-ci d’un œil neuf et à se demander ce qu’y verrait un spectateur doté d’un « cerveau pré-Internet ». Sans doute une œuvre d’art optique tout en carrés et contrastes de couleurs, à l’image de celles qui jalonnaient l’exposition « The Responsive Eye »…

À voir
« Electric Op, de l’art optique à l’art numérique »,
Musée d’arts, 10, rue Georges-Clémenceau, Nantes (44), jusqu’au 31 août, www.museedartsdenantes.nantesmetropole.fr

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°785 du 1 mai 2025, avec le titre suivant : 6 clés pour comprendre : L’art optique une révolution du regard

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