5 preuves du sublime

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 19 février 2016 - 1049 mots

À Metz, une exposition au Centre Pompidou interroge le concept philosophique du « sublime » en art. L’Œil vous en dévoile cinq exemples avant d’aller visiter l’exposition…

William Turner dans les éléments déchaînés
Joseph Mallord William Turner, Seascape With Storm Coming On (Paysage marin avec tempête qui approche), 1840.
Inachevée, cette marine de Turner précède de quelques mois un épisode fameux de l’histoire du peintre à l’origine de la fameuse Tempête de neige (exposée en 1842). À 66 ans, le peintre aurait embarqué à bord d’un navire quittant le port en pleine tempête de neige, afin d’expérimenter quatre heures durant, attaché volontairement à un mât, les éléments déchaînés. Plus probablement légende de son cru que fait avéré compte tenu de l’âge de l’artiste, cet épisode montre combien celui-ci était fasciné par le déroulement et la force des événements météorologiques qu’il convertissait en « paysages-catastrophes ». Du chaos, Turner tirera à partir de 1840 plus d’une composition tragique au motif tourbillonnant, peignant l’aveuglement de la pluie, ses opacités comme ses fulgurances lumineuses. Le sublime du Britannique n’a décidément rien des eaux calmes de ses contemporains romantiques germaniques. « L’horreur délicieuse » qui le caractérise est héroïque, violente, toute entière force et démesure, renforcée ici par l’absence de point stable sur le rivage. Si la tempête ne fait qu’approcher, selon l’intitulé, elle semble déjà emporter toutes les certitudes.

Le goût d’une époque pour les volcans
Pierre-Jacques Volaire, Éruption du Vésuve, 1767.
Avec Volaire, c’est un sous-genre original de la veduta qui se développe, synthèse établie entre la représentation scientifique et le paysagisme, celui de la peinture d’éruption volcanique. S’il n’est pas le seul peintre à s’être dédié à ce motif, Volaire est l’un des plus doués, établissant des modèles repris par Della Gatta [page ci-contre], Fabris ou Hackert. Hautement prisé à la fin du XVIIIe siècle, il décline les points de vue autour du Vésuve (qui connaît à cette époque une forte activité tellurique) et monnaye ainsi à fort prix son savoir-faire comme son expérience réelle des lieux. Spectacle de création autant que de destruction, le volcanisme permet d’exalter le goût de l’époque pour le sublime tout juste remis au goût du jour par Edmund Burke en 1757 dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (ouvrage traduit en français en 1765). Nocturne, l’expulsion de lave exalte cet exquis effroi qui fait naître le sentiment de sublime. Volaire s’empare du motif pour lui donner une emphase exemplaire malgré la petitesse du panneau et démontre bien qu’il n’a rien d’un prétexte pittoresque.

La fin du monde ?
Juan Navarro Baldeweg,  A Tropical Forest in an Arctic Landscape. Application of a Climatic Control System (Forêt tropicale dans un paysage arctique. Application d’un système de contrôle climatique), 1972.
Alors que les années 1970 s’abîment dans la double crise pétrolière, artistes, cinéastes et architectes imaginent des alternatives à la disparition de la nature. Robert Smithson élabore un projet de jardins flottants autour de New York tandis que Douglas Trumbull met en scène des réserves naturelles spatiales et le drame psychologique du déracinement affectant les derniers humains envoyés en orbite. L’architecte espagnol Juan Navarro Baldeweg implante quant à lui des réserves biologiques luxuriantes au large de New York ou en plein désert arctique. En 1972, les librairies foisonnent d’ailleurs d’ouvrages dénonçant sur un ton alarmiste la surpopulation, la pénurie alimentaire et la disparition inéluctable de la nature. À l’heure où le changement climatique forme une sorte de nouveau sublime, revoir ces collages utopiques nourrit un imaginaire qui s’était largement appauvri, supplanté par la nécessité d’informer. La force du sublime est d’impressionner sans tétaniser, une force motrice qu’il convient de réamorcer. Et dans le domaine de l’architecture, l’imagination est fertile en termes d’anticipation des pires scénarios comme des plus excitants.

Sublime nucléaire

Peter Goin, Sedan Crater, 1985-1991.
Il fut l’un des premiers civils à se voir accorder le droit par l’armée américaine de pénétrer les zones de tests nucléaires au Nevada, au Nouveau-Mexique et dans le Pacifique au cours des années 1980. L’inquiétude mine ses images construites dans le respect des canons des grandes images de paysage américain, le photographe lui-même ne devant pas trop s’exposer aux radiations laissées par les centaines de tirs aériens et souterrains réalisés sur ces sites à partir de 1945. Ici, ce cratère n’a rien de naturel, il est le fruit d’une explosion réalisée dans le but de construire rapidement et efficacement des routes ou des voies maritimes. Mais l’énergie atomique fut bien trop difficile à doser. 12 millions de tonnes de roches furent pulvérisées pour creuser ce cratère sur près de 400 m. Depuis cette série des Paysages nucléaires, Peter Goin n’a cessé de documenter les ravages de la prospection minière comme de l’inconséquence des politiques environnementales américaines sur la nature. Fort d’une grande culture de l’iconographie paysagère des territoires de l’Ouest, ce photographe est aujourd’hui l’un des fers de lance de la photo environnementale porteuse d’un sublime écologique critique. Mais ses images « tranquilles » n’en sont pas moins redoutables.

L’activisme sublimé
Agnes Denes, Wheatfield – A Confrontation: Battery Park Landfill, Downtown Manhattan (composite), 1982.
L’œuvre d’Agnes Denes, Wheatfield – A Confrontation, intègre parfaitement une logique de terrain, activiste et concrète, au rôle de l’art sentinelle et concepteur de symboles. Profitant de la vacance d’un terrain avant la construction d’un complexe immobilier au sud de Manhattan, l’artiste s’engagea avec une petite communauté de bénévoles dans le projet titanesque d’y faire pousser du blé. Après quatre mois d’acharnement à déblayer le terrain de ses gravats pour y ramener de la terre fertile, puis à entretenir le champ, des machines agricoles récoltèrent la moisson offrant de spectaculaires images. 453 kilos de blé furent récoltés ce 16 août 1982, poids valorisé à 158 dollars, une somme disproportionnée en comparaison avec la valeur du terrain estimée à 4,5 milliards de dollars et de l’énergie investie. Cette pièce, en réhabilitant un terrain immobilier en terre arable et fertile, pointait du doigt la mauvaise gestion des espaces et des ressources, comme la priorité donnée au rendement économique. L’objet écologique n’était pas l’intention première d’Agnes Denes, il s’agissait plutôt de formaliser un système de valeurs et un rapport d’échelle en pleine crise alimentaire mondiale, soulignant le fossé entre l’impact global des décisions prises à Wall Street et l’impact local de cette agriculture.

« Sublime. Les tremblements du monde »

Du 11 février au 5 septembre 2016. Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, Metz (57). Du mercredi au lundi de 10 h à 18 h (ouverture étendue jusqu’à 19 h du vendredi au dimanche à partir du 1er avril), fermé le mardi.
Tarifs : 7 à 12 €.
Commissaires : Hélène Guenin et Hélène Meisel.
www.centrepompidou-metz.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°688 du 1 mars 2016, avec le titre suivant : 5 preuves du sublime

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