1980-2005, l’ère de l’impossible nouveauté

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 1488 mots

Néo-post-trans-inter-multi... simulationnisme, expressionnisme, modernisme, conceptualisme, figuration libre, néo-géo, esthétique relationnelle..., jamais la création n’aura été si réactive et plurielle, si abondamment exposée et vue que durant ces derniers vingt-cinq ans alors que la critique perd son rôle décisif dans cette histoire en marche. Retour sur le triomphe de l’art contemporain et ses multiples visages.

1980 pourrait commencer en 1979 lorsque Achile Bonito Olivà proclame le retour d’une peinture expressionniste et figurative – d’aucuns diront conservatrice à tendance réactionnaire – avec une Transavanguardia italienne réaffirmant la présence de l’Europe sur la scène artistique : « La dématérialisation de l’œuvre et le caractère impersonnel de l’exécution, symptomatique de l’art des années 1970, dans une lignée strictement duchampienne, sont en train d’être détrônés par le retour au plaisir d’une exécution manuelle qui ramène la peinture dans le monde de l’art. » Promue par Sandro Chia, Enzo Cucchi, Francesco Clemente, Mimmo Paladino et Nicola De Maria, cette peinture énergique et angoissée mélange allègrement les traditions et les cultures, sans unité de style particulière, signe tangible d’une postmodernité assumée. Ces nouveaux « maîtres » se retrouvent propulsés en haut des « box-offices » artistiques en un éclair par la volonté d’un marché demandeur d’œuvres d’art rassurantes et incarnées par des hommes charismatiques.
La trans-avant-garde s’envole et dans son sillage le néo-expressionnisme allemand triomphant des Baselitz, Kiefer ou Lüpertz en pleine nostalgie régressive. Schnabel, Salle, Fischl, Kirkeby entrent dans la danse de cette peinture démonstrative et gestuelle, imbue d’un savoir-faire étalé en grand format. La scène artistique se partage bientôt entre Cologne et New York et la spéculation galope, trop vite peut-être, car la cote de Chia s’effondre une première fois en 1984.

L’imbroglio postmoderne
Mais il ne s’agit pas là du seul visage de cette décennie, le postmodernisme ayant cette qualité ou ce défaut de porter l’éclectisme au pinacle. Les années 1980 de Reagan et de Thatcher et d’un monde bipolaire en pleine détente sont aussi celle d’un art politique et éthique utilisant les armes de la publicité et des médias pour combattre l’inertie d’une société étouffée par les contraintes. Barbara Kruger17 lance ses slogans chocs à coups de posters et de collages néoconstructivistes cinglants, Jenny Holzer alpague le passant avec ses écrans à diodes délivrant des messages acides. « Protect me from what I want » ou « Your comfort is my silence » relaient l’action de Krzystof Wodiczko et ses projections accusatrices sur des monuments publics. Avec cette volonté de sortir le spectateur de sa passivité, l’artiste d’origine polonaise entreprit aussi la fabrication d’un abri mobile pour SDF tandis que Richter peignait sa série phare, 18 Octobre 1977, sur l’idéologie des membres de la Faction Armée rouge, terreur de l’Allemagne durant les années 1970. Si les solutions d’urgence utopiques ramènent finalement l’art trop près de la vie, des réactions protéiformes prennent bientôt pour cible les catastrophes planétaires, de Tchernobyl au sida. L’art ne cessera alors de réagir à la réalité en faisant le deuil du chaman Beuys.
En pleine vague idéologique, on pourrait aussi dire responsable, une troisième frange de la scène artistique plonge avec délectation dans l’univers de l’emprunt, de l’imitation, prolongeant avec délices les concepts de non-originalité, de ready-made, de consumérisme élevés au rang d’excellence par le pape Warhol jusqu’à sa mort en 1987. La particularité de l’art postmoderne, c’est son absolue décontraction concernant le passé. Nul besoin de tuer le père désormais pour être artiste, l’appropriation est de mise, érigée en système chez Sherrie Levine qui photographie les œuvres de maîtres ou encore Louise Lawler, Richard Prince et Cindy Sherman, membres officieux d’un courant baptisé simulationisme.
Mais c’est bien Koons, qualifié au gré des ouvrages de néoconceptuel, qui dame le pion à ses confrères en terme de notoriété et de réussite, en élevant l’objet vernaculaire à tendance kitsch au rang d’œuvre d’art. Roi de l’autopromotion, à grand renfort de publicité et de surmédiatisation grâce
à son épouse la Cicciolina, Koons aligne des ballons de basket en lévitation dans une vitrine et élude, dans un même geste, la question du goût et de la manière, mixe les codes d’un art élitiste, l’aspiration à l’idéal aux lectures populaires.
Steinbach enfonce le clou et aligne des produits de consommation courante à la manière de sculptures minimales avec le plus grand sérieux et un brin de cynisme.
Dans un même élan réaliste (quoique formellement éloigné), l’Allemagne voit émerger de Düsseldorf une école photographique dirigée par Bernd Becher, une nouvelle objectivité glacée et impérieuse, sûre de sa radiographie du réelle, à travers les tirages-tableaux d’Andreas Gursky, de Thomas Ruff, Thomas Struth ou Candida Höfer.

La grande cohabition
Quelque peu désabusé, l’art des années 1980 laisse cohabiter mollement ces peintres, ces sculpteurs et ces photographes d’une nouvelle génération à celles toujours vigoureuses des années 1960 et 1970, représentées par les Richter, Polke, Graham ou McCarthy. Le coup de pied dans la fourmilière est une nouvelle fois géopolitique avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste. Les valeurs binaires avec lesquelles les artistes des années 1990 avaient grandi s’évanouissaient en laissant un vide déstabilisant.
Les pratiques explosent, se mêlent et s’entrechoquent.
Dans ce monde en mouvement, beaucoup ont fait le choix de ne plus être seulement vidéastes, photographes, sculpteurs ou peintres, mais tout à la fois. Les catégories estompées, les frontières idéologiques quasiment abolies, l’artiste expérimente et doute de manière totalement décomplexée
au sein d’un cercle d’influence. Ces réseaux d’artistes, en prise directe avec les acteurs du marché et des institutions culturelles toujours plus nombreuses, se passent allègrement des services d’une critique qui n’a désormais plus son mot à dire pour « faire » un artiste. Des groupes et même
des collectifs se constituent avec un arrière-goût du communautarisme des années 1970, partagent, mixent, créent des œuvres protéiformes avec une propension à manier la discrétion. Après une décennie de super ego, l’artiste des années 1990 démarre plus sobrement dans une ambiance économique moins propice. Les formes sont plus précaires, plus que des performances, on adopte l’événement musical ou vidéo et l’échange devient un principe artistique.
La scène anglaise réinstalle en 1997 le culte de la personnalité avec ses Young British Artists (les YBAs), enfants gâtés et sauveurs d’une identité nationale emmenés par un Damien Hirst2 au style inconstant, maniant avec plaisir l’image choc. Ses animaux découpés en tranches et plongés dans le formol font sensation, tout comme le travail d’autobiographie trash de Tracey Emin qui va jusqu’à exposer son propre lit.
Là est la caractéristique de cet art de la provocation.
En France, la scène est occupée par une troupe joyeuse et hétéroclite, celle de l’Esthétique relationnelle (définie par Nicolas Bourriaud) mélangeant allègrement les Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Xavier Veilhan, Liam Gillick, Angela Bulloch, ou Maurizio Cattelan.
Tous deviendront des poids lourds du marché international au terme d’une ascension fulgurante et impatiente. Huyghe mélange sans complexe cinéma et vidéo dans un remake de Fenêtre sur cour d’Hitchcock avant de s’emparer de plusieurs autres classiques, et Cattelan joue des tours au petit monde de l’art avec des sculptures d’animaux empaillés et un sens peaufiné de l’idiotie jusqu’à prendre pour cible le pape Jean-Paul II en 1999. Pendant une brève période, l’art ne se prend pas trop au sérieux mais très vite, l’argent injecté dans les productions et la médiatisation des expositions fait perdre la tête aux artistes.
Le spectaculaire, le gigantisme des super projections et autres installations, la soif de reconnaissance font entrer avec une étonnante facilité et une certaine inconscience, la création dans l’ère du spectacle et du loisir. La vidéo quitte les moniteurs pour des séances de projections interminables, le son s’empare des espaces des expositions pour donner au visiteur l’impression d’être dans un clip, l’heure est à la neurostimulation fun et ludique. On n’est pas là pour accabler le consommateur, pardon le spectateur métamorphosé en zappeur grandeur nature. L’art contemporain perd de plus en plus son latin avec la multiplication des pratiques autofictionnelles, scientifiques, phénoménologiques, à grand renfort d’installations-environnements tentaculaires. L’œuvre d’art redevient totale jusqu’à l’ésotérisme avec les films à grand spectacle d’un Matthew Barney ou
les cabanes monumentales et philosophiques de Thomas Hirschhorn. La scène artistique est désormais mondiale et n’aura jamais autant compté d’artistes, de bons artistes, dans un flux continu d’échanges de compétence et d’informations. Les œuvres circulent un peu partout, les thèmes se doivent aujourd’hui d’être internationaux pour avoir une chance d’exister sur le marché surpuissant
ou franchement exotique avec tout le cynisme qu’entend cette époque de postimpérialisme culturel. L’heure est au gigantisme signant le retour de la sculpture monumentale, de processions et autres surproductions cinématographiques. L’art s’est professionnalisé, banalisé aussi même s’il reste
toujours l’objet de controverses (assez molles en ce début de siècle) et d’une haine publique savamment entretenue.
Le temps des écoles, des mouvements, des courants et des styles est révolu, place à une globalisation et un métissage complexes à suivre. Si le spectateur a aujourd’hui l’impression d’étouffer sous une surenchère de signes et de se perdre au milieu de formes toujours plus évoluées, il doit aussi avouer que son plaisir s’est décuplé, décomplexé. L’art contemporain n’est plus tabou.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : 1980-2005, l’ère de l’impossible nouveauté

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