150 Pissarro découverts

Des dessins inédits exposés aux Caraïbes

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 1 février 1997 - 1120 mots

Des œuvres de jeunesse de Camille Pissarro jusqu’alors inconnues du public sont actuellement exposées aux Antilles, dans l’île natale du peintre. Elles font partie d’un ensemble d’études retrouvées en 1966 dans la villa mauresque du peintre américain Frederick Church, parmi lesquelles les spécialistes ont récemment reconnu 150 dessins et esquisses à l’huile de la main de Pissarro. Cette découverte multiplie par deux le nombre des dessins de jeunesse de l’artiste conservés ou connus à ce jour.

SAINT-THOMAS - Une trentaine de dessins et esquisses à l’huile de Camille Pissarro (1830-1903), ignorés depuis près d’un siècle et demi, retrouvent aujourd’hui la petite capitale insulaire où ils ont été exécutés. Ces études ont été réalisées par l’artiste au début des années 1850, alors qu’il vivait chez ses parents à Charlotte Amalie, capitale des Îles Vierges américaines dans l’île de Saint-Thomas. Quinze mille visiteurs environ sont attendus pour cet événement, organisé dans une ville habituellement fréquentée par des touristes américains en mal d’exotisme et de shopping.

L’histoire de l’exposition commence à plus de trois mille kilomètres de Saint-Thomas, dans les monts Catskill, à Olana, la villa mauresque du peintre paysagiste américain Frederick Church, où il vécut de 1872 à 1900. Deux ans après la mort de sa belle-fille, en 1964, l’État de New York faisait l’acquisition de ce "monument historique" et de ses richesses. En plus des œuvres de Church, la demeure comprenait une collection de tapis moyen-orientaux, des objets d’art folklorique mexicain, des toiles de maîtres anciens, des céramiques orientales… et un coffre renfermant 440 dessins et esquisses.

Rapidement examinés par l’Office of Parks, Recreation and Historic Preservation de New York, ces œuvres furent à l’époque attribués à un ami de Church, le peintre d’origine danoise Fritz Melbye, puisque nombre d’entre elles portaient l’inscription "Melby". Mais une étude approfondie de l’œuvre de Melbye, menée il y a quelques années, révéla que certaines de ces études portaient la signature de Pissarro. La chose n’était pas en soi une surprise, puisque Melbye avait été l’ami du jeune Camille à l’époque où tous deux vivaient aux Caraïbes. Cependant, les spécialistes tardèrent à rétablir la vérité, et l’importance de la découverte mit un certain temps à percer. On présume aujourd’hui que Church a lui-même inscrit le nom de Melbye sur les dessins pour que l’on sache que ceux-ci appartenaient à son ami. Church n’avait peut-être pas remarqué la signature de Pissarro, dont il devait même ignorer l’existence. De son côté, Pissarro avait fait la connaissance de Melbye, son aîné de quatre ans, en 1851. C’est probablement cette rencontre qui poussa Pissarro à embrasser la carrière de peintre. En 1852, les deux hommes embarquèrent ensemble pour Caracas, où Pissarro put enfin échapper aux contraintes d’une vie familiale et bourgeoise. Deux ans plus tard, il quittait son ami au Venezuela, en lui laissant sans doute les dessins d’Olana.

Cent cinquante Pissarro
La collection d’Olana comprend 320 dessins (mine de plomb, crayon et encre, plus quelques aquarelles) et 120 esquisses à l’huile sur toile et sur papier. Richard Brettell, responsable de l’exposition et spécialiste de Pissarro, estime qu’environ 150 de ces 440 œuvres ont été exécutées par Pissarro, le reste étant principalement de la main de Melbye. Cette découverte multiplie par deux le nombre des dessins de jeunesse de l’artiste conservés ou connus à ce jour. Les autres se trouvent pour la plupart à l’Ashmolean Museum, à Oxford, qui a reçu une donation des descendants du peintre dans les années cinquante.

Joachim Pissarro, l’arrière-petit-fils de l’artiste, conservateur du Kimbell Art Museum de Fort Worth, a examiné les œuvres et reconnu la main de son illustre parent dans nombre d’entre elles. Il a l’intention d’inclure les esquisses à l’huile dans le catalogue raisonné qu’il prépare pour Wildenstein et dont la publication est prévue en 1999.

Ces études de Pissarro représentent diverses scènes de la vie quotidienne aux Caraïbes – la foule des marchés, l’effervescence du port, la végétation luxuriante – et des portraits. L’une des œuvres les plus personnelles de la collection est un petit portrait de Melbye, lui-même en train de peindre une scène portuaire dans son atelier.

Tempérament rebelle
Pour Richard Brettell, pratiquement tous les sujets traités par Pissarro après sa conversion à l’Impres­sionnisme, à la fin des années 1860, découlent directement de ces œuvres de jeunesse réalisées aux Antilles : "Les représentations ultérieures des ports du Havre, de Rouen et de Dieppe ont leur précédent ici, tout comme les vues des marchés de Pontoise et de Gisors, les études de femmes portant fruits et légumes, sans oublier, bien sûr, les nombreux paysages". Un des dessins exposés porte même la marque précoce du tempérament rebelle du peintre. Intitulé Jury de peinture à Saint-Thomas, il représente trois hommes affublés de têtes d’animaux en train d’examiner un tableau. L’œuvre scrutée par ces "ignorants" a d’ailleurs été récemment identifiée comme une vue du port exécutée par Melbye. Malgré leur fragilité, deux paysages à l’huile de Pissarro sont présentés à Saint-Thomas : Au bord de l’eau et Baie et végétation tropicale. Pour Richard Brettell, ces croquis réalisés en plein air "témoignent d’une certaine fascination pour les effets fuyants de la lumière et les jeux de couleurs vives, deux éléments typiques de la peinture impressionniste de la fin des années 1860 et des années 1870". Les œuvres de l’exposition laissent penser que Pissarro a pu s’initier à l’huile sous l’influence de Melbye, plutôt qu’ultérieurement à Paris, où il étudia à partir de 1855. La découverte de ces croquis est d’autant plus importante que de nombreuses œuvres du peintre ont été perdues, alors que celui-ci s’était réfugié en Angleterre pendant la guerre franco-prussienne. Richard Brettell estime d’ailleurs que "la très grande majorité des milliers d’œuvres détruites en 1870 par l’armée prussienne, dans l’atelier abandonné du peintre, étaient des esquisses à l’huile".

Pour l’exposition de Saint-Thomas, quarante-six œuvres ont été choisies dans la collection d’Olana : trente-trois sont de Pissarro ou lui sont attribuées, neuf sont de Melbye, et la paternité des quatre dernières est indéterminée. Y sont également inclus trois dessins de jeunesse de Pissarro, légués il y a fort longtemps par l’historien de l’art John Rewald à la bibliothèque de Saint-Thomas. Celle-ci ayant cru qu’il s’agissait de reproductions, ces œuvres sont présentées au public pour la première fois. Organisée par la Congrégation hébraïque de Saint-Thomas à laquelle appartenait le père de Camille Pissarro – il contribua à l’érection de la nouvelle synagogue en 1833 –, l’exposition se tient à la Lilienfeld House, un bâtiment de style colonial en face de la synagogue dont il est aujourd’hui la propriété. Non loin de là, au 14 Dronningens Gade, se trouve la maison où vécurent Pissarro et sa famille.

CAMILLE PISSARRO AUX CARAÁ?BES, jusqu’au 14 mars, Lilienfeld House, Saint-Thomas, puis au Jewish Museum, New York, 31 août-16 novembre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°33 du 1 février 1997, avec le titre suivant : 150 Pissarro découverts

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