Politique

Russie - Collision turco-russe au Garage

Une exposition turco-russe sous tension

Dans un contexte de forte tension diplomatique entre la Russie et la Turquie, le musée privé d’art contemporain installé à Moscou expose un artiste turc dénonçant les formes de l’expansion culturelle

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · Le Journal des Arts

Le 16 février 2016 - 978 mots

MOSCOU / RUSSIE

Alors que la Russie et la Turquie traversent une grave crise diplomatique, le Garage, centre d’art contemporain à Moscou, a convié un artiste qui s’intéresse à un réseau d’écoles turques présent dans une centaine de pays. La manifestation, décidée avant le refroidissement des relations entre les deux pays, n’a pour l’heure suscité aucune réaction de la part des autorités russes.

MOSCOU - Le vernissage le 23 janvier au Garage Museum of Contemporary Art à Moscou de l’exposition « Jeunes Turcs » de l’artiste Köken Ergun (1) ne pouvait plus mal tomber. Il coïncide avec la plus grave crise diplomatique survenue depuis la fin de la guerre froide entre Moscou et Ankara. Il s’agit cependant d’un hasard de calendrier et non d’un geste de défi de la part du principal musée d’art contemporain privé russe, soutiennent les organisateurs.

« Jeunes Turcs » consiste en une vaste installation consacrée à l’expansion culturelle de la Turquie à travers le monde. Elle comprend deux vidéos projetées parallèlement, une vaste carte du monde éclairée représentant l’expansion ainsi que d’autres films et objets.

« J’ai travaillé quatre ans sur ce projet, raconte Köken Ergun, né à Istanbul en 1976. Mon sujet est un réseau d’écoles turques disséminées dans une centaine de pays. C’est un modèle d’expansion culturelle qui peut inspirer d’autres nations tendant historiquement à rayonner culturellement. » La double vidéo montre de jeunes Africains imitant la célèbre danse des derviches-tourneurs, et livre des entretiens réalisés avec des élèves et professeurs de ces écoles. Des thèmes apparaissent au fil des échanges : colonialisme, néocolonialisme, confrontation entre les mondes séculier et religieux, émigration. Le réseau d’écoles, baptisé « Hizmet »,  n’est pas lié à l’État turc, avec lequel il entretient des relations complexes et conflictuelles, précise l’artiste. Il s’agit d’écoles religieuses (mais multiconfessionnelles) privées. Elles ont été interdites en Russie il y a dix ans et l’année dernière dans la Crimée annexée par Moscou.

« Sphère d’influence »
Tout comme la Turquie s’efforce de rayonner dans son voisinage et dans le défunt Empire ottoman, la Russie réinvestit vigoureusement ce qu’elle considère comme sa « sphère d’influence ». Elle se projette bien au-delà de l’ex-URSS, jusqu’en Syrie, où le « monde russe » s’est violemment heurté au « monde turc ». En novembre 2015, un avion de chasse russe a été abattu à la frontière turco-syrienne par l’aviation d’Ankara, ce qui a mis en rage le président russe, Vladimir Poutine. L’ambassade turque à Moscou a été attaquée par des manifestants pro-Poutine, le ministre de la Culture russe a imposé la rupture des liens culturels entre les deux pays, sans égard pour les minorités tatare et bachkir, culturellement très proches de la Turquie. Les médias dominants et les autorités officielles entretiennent un climat de détestation de tout ce qui est turc.

Conservatrice en chef du Garage, Kate Fowle, à l’initiative de l’invitation faite à Köken Ergun, souligne que le projet est né « bien avant la dégradation des relations avec la Turquie ». Explicitant : « C’est l’artiste qui m’a intéressée, pas le fait qu’il soit turc. Je cherche à explorer différents parallèles pour mieux comprendre la culture russe en relation avec d’autres cultures et pas seulement, comme il est d’usage habituellement, par comparaison avec la culture européenne. Cette exposition n’est pas sur la Russie per se, mais elle permet de comprendre comment la Russie crée des connexions. Ce qui me plaît chez Köken Ergun, c’est que ce travail se situe à l’intersection entre le journalisme, la recherche scientifique et l’art ».

Interrogée sur la réaction du public, des autorités et des médias russes, Kate Fowle rétorque : « Nous n’avons pas cherché à adopter un profil bas à la suite des événements. Nous sommes un musée privé, nous n’avons aucun contact ni retour du ministère de la Culture. Quant au public et aux médias russes, je suis ici depuis assez longtemps pour savoir qu’on peut s’attendre à tout. » Yulia Aksenova, commissaire de l’exposition « Jeunes Turcs », assure que l’installation n’a pas été modifiée du fait de l’atmosphère anti-turque. « Les étudiants turcs ont été forcés de partir, les produits turcs ont disparu, magasins et restaurants turcs ont changé de nom, relève Aksenova. Pour qu’il n’y ait pas de provocations du côté du public, nous communiquons, et nous avons établi un programme de conférences pour engager le dialogue. Il s’agit d’expliquer que ce n’est pas un projet politique, nous ne prenons pas parti. » Les conférences touchent pourtant à des thèmes aussi sensibles que « La Russie post-coloniale : politiques d’isolation culturelle et politiques stériles », selon le titre de l’une d’elles. Le risque d’incidents plane. L’été dernier, des activistes orthodoxes pro-Kremlin ont endommagé plusieurs œuvres d’art contemporain qu’ils jugeaient blasphématoires.

Indifférence des médias
Köken Ergun n’a jamais pensé que son exposition pouvait être annulée. « Je me suis rendu à Tel-Aviv pour donner une conférence au surlendemain de l’assaut de la “flottille de la paix”, se souvient-il. Le public israélien m’a applaudi à tout rompre. Il y avait beaucoup d’émotion. J’espère que la réaction sera également positive ici. » L’assaut israélien contre une flottille de militants pro-palestiniens en route vers Gaza, qui remonte à 2010, avait provoqué la mort de neuf Turcs et causé une rupture des relations entre Ankara et Jérusalem.

Jusqu’à présent, « Jeunes Turcs » n’a guère créé de remous à Moscou. Prompts à saisir tout sujet touchant à la Turquie, les médias russes ont largement ignoré l’exposition. Pas nécessairement pour des raisons politiques. « L’exposition ne m’a pas intéressée », tance Olga Kabanova, critique au quotidien économique russe Vedomosti et l’une des voix les plus écoutées dans le monde de l’art contemporain. « Cela n’a rien à voir avec la politique. Personne ne m’interdit de parler des artistes turcs. Cette culture recèle d’innombrables thèmes plus piquants et pénétrants que celui présenté par Ergun. »

Note

(1) jusqu’au 26 mars, garagemca.org

Légende photo

Vue de l'intérieur du Garage, à Moscou © Garage Museum of Contemporary Art

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°451 du 19 février 2016, avec le titre suivant : Une exposition turco-russe sous tension

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque