Udo Kittelmann, directeur des Musées de Berlin

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 28 octobre 2009 - 1535 mots

Le directeur des Musées d’État de Berlin, Udo Kittelmann, s’est frayé un chemin singulier dans le paysage allemand. Portrait d’un excentrique rationnel

À Berlin, le milieu de l’art attendait cet homme comme le Messie. L’actuel directeur des musées d’État de la capitale allemande, Udo Kittelmann, est pourtant longtemps passé pour un hurluberlu. Opticien de formation, son regard sur l’art contemporain diffère des vues de l’orthodoxie. Son manque de lauriers académiques a fait tiquer un pays dominé par les « Herr Doctor ». Mais lorsqu’il chaperonne l’artiste Gregor Schneider à la Biennale de Venise en 2001, et décroche au passage le Lion d’or, son image change. « Il peut avoir un charme gamin, taquin, mais il n’est absolument pas naïf, ni conventionnel, observe Kasper König, directeur du Musée Ludwig à Cologne. Il sait parfaitement ce qu’il fait, mais c’est un malin qui joue des tours. » Sans jamais cesser d’être pragmatique. « J’aime la réalité, mais j’ai aussi des rêves au sujet de la réalité, précise l’intéressé. Un curateur est un ambassadeur. Il ne doit pas oublier le rôle de l’institution ni celui du public. Ils font partie de ses “clients” et l’on doit considérer ses clients avec sérieux. » Un sérieux qui se teinte parfois d’événementiel. Le titre « Die Kunst ist super ! » (“L’art, c’est super !”), donné au raccrochage des collections de la Hamburger Bahnhof-Museum für Gegenwartskunst à Berlin n’est pas du goût de tous ses confrères. « Il a tendance à dire que ce qu’il fait est super, ironise un familier. Il pourrait montrer Dufy en faisant croire que c’est aussi bien que Matisse ! » Pour Kittelmann, cet intitulé ne fait bondir que les grincheux. « Quand je dis “l’art, c’est super”, je veux dire “CET art-là est super”, souligne-t-il. Ceux qui n’aiment pas ce titre manquent d’humour, ou s’imaginent que l’art ne doit pas en avoir non plus ! »

Programmation provocatrice
Dans une œuvre de Dieter Roth, le « Rosebud » prononcé à la fin de Citizen Kane (Orson Welles, 1941) prend la forme d’un chou emballé dans du plastique. Depuis que l’un de ses professeurs apporta un jour cette pièce en classe, Kittelmann n’a pu résister au pouvoir de questionnement propre à l’art contemporain. Devenu curateur indépendant alors qu’il continue à pratiquer son métier d’opticien, l’Allemand dirige d’abord le Forum Kunst à Rottweil (Bade-Wurtemberg) en 1991, avant de prendre trois ans plus tard la tête de la Kunstverein de Cologne à la suite d’un passage express par celle de Ludwigsbourg. Entamer une carrière sans bagage universitaire, n’est-ce pas un handicap ? « C’est un avantage au contraire. Autrement, il n’aurait pas son énergie et son audace, il serait socialisé et perdrait sa liberté », insiste Kasper König. Celui-ci sait de quoi il parle puisqu’il s’est lui-même tracé un chemin brillant sans diplôme académique. Comme lui, Kittelmann se construira grâce aux artistes auxquels il sait donner carte blanche. À la Kunstverein de Cologne, Rirkrit Tiravanija reconstituera à l’identique son appartement de New York (1996). Plus tard, Michel Majerus transformera l’entrée du centre d’art en plateau de skateboard (2001). Devenu directeur du Museum fur Moderne Kunst (MMK) de Francfort-sur-le-Main, Kittelmann offre à Elaine Sturtevant  (2004) l’opportunité d’occuper l’intégralité du musée. « Son plus grand plaisir est d’être entouré des artistes, ce qui n’est pas commun dans le paysage muséal. Il comprend leur langage », souligne le galeriste berlinois Max Hetzler. « Udo parle beaucoup aux créateurs et c’est intelligent de sa part, il a de bons partenaires à qui parler, relève Kasper König. Il a fait à la Kunstverein un boulot magnifique, en adéquation avec le besoin des artistes. Il a un esprit positif et ouvert. » Si ouvert qu’il est difficile d’identifier sa famille esthétique. Au MMK, il se distingue par une programmation audacieuse, pour ne pas dire provocatrice. L’énorme rétrospective qu’il consacre en 2008 à Bernard Buffet fait grincer les dents de ses confrères. « Que certains artistes s’y intéressent, soit, mais en tant que directeur de musée, c’est étrange. Pourquoi ne pas faire une exposition de Botero tant qu’on y est ! », grimace Kasper König. Et d’ajouter : « Udo est du genre à trouver que [Pierre] Klossowski, dont nous avions fait une exposition au Musée Ludwig, est un mauvais pornographe. Il aime les débats. » Pour Kittelmann, le cas Buffet illustre parfaitement une certaine histoire de la réception des œuvres. Tout comme sans doute Takashi Murakami, qu’il montra dans la foulée. « Comment un artiste [Bernard Buffet] a-t-il pu être si important dans les années 1950, et que s’est-il passé après ? C’est une approche presque archéologique qui relève aussi du devoir d’un musée, indique-t-il. Le rôle d’un musée d’art contemporain est de créer une discussion, d’être entre deux chaises, ce qui n’est pas une position confortable, j’en conviens. »

Exposer les Berlinois
Qu’un curateur non issu du sérail des conservateurs prenne en novembre 2008 la barre des six musées d’État de Berlin ne peut que faire événement. Son profil est à l’opposé de celui de son prédécesseur Peter-Klaus Schuster, un historien de l’art brillant mais pompeux. « C’est la bonne personne au bon moment, souligne Max Hetzler. Il est plus attaché à l’art contemporain que son prédécesseur. Il va apporter la fraîcheur dont on a besoin. » Pour Christophe Wiesner, directeur de la galerie Esther Schipper, « les galeries vont avoir désormais un rôle à jouer ». « Il y avait un grand problème à Berlin, un hiatus entre le monde de la production et celui de l’institution, constate le curateur Daniel Birnbaum. Parmi les artistes vivant ici comme Tacita Dean ou Olafur Eliasson, peu ont été montrés dans les musées berlinois. Je suis sûr que, grâce à Udo, le musée va se réconcilier avec la ville. » Avec l’exposition « Thomas Demand » organisée jusqu’en janvier 2010 à la Neue Nationalgalerie, Kittelmann envoie un signal fort à la scène berlinoise. Mais il veut aussi sortir des sentiers battus. Ainsi projette-
t-il dès l’an prochain des expositions régulières sur l’art brut à la Hamburger Bahnhof. Dix ans plus tôt, il avait marqué le coup à la Kunstverein de Cologne avec l’événement « Obsession », regroupant notamment des œuvres d’Henry Darger et de Morton Bartlett. « Qu’est-ce que ça veut dire, “outsider artists” ? Est-ce que ça voudrait dire que nous sommes “insider” ? Allons donc ! Pourquoi avons-nous tant peur de cet art ? », s’interroge-t-il.
Mais surtout, Kittelmann a un souci : valoriser les fonds des musées berlinois. Lors de son arrivée au MMK, il avait déjà soulevé la question de la collection à travers une exposition intitulée à la manière de Peter Greenaway « Le musée, la collection, le directeur et ses passions ». Sa méthode ? La décontextualisation et les associations inattendues. Un avant-goût est donné dans le raccrochage de la Hamburger Bahnhof, où il introduit des modèles de coléoptères d’Alfred Keller empruntés au Musée d’histoire naturelle de Berlin. L’idée est astucieuse, mais le brassage frise parfois le tutti frutti… Ce d’autant plus qu’en rompant avec la présentation monolithique des trois collections réunies à la Hamburger Bahnhof, il a aussi bouleversé la cohérence interne de ces ensembles. L’homme n’entend pas seulement jouer sur la locomotive du musée d’art contemporain, mais remettre en selle des wagons poussiéreux comme le Sammlung Scharf-Gerstenberg, musée consacré au romantisme. L’an prochain, il y organisera un dialogue entre Louise Bourgeois et Hans Bellmer, histoire de réveiller une institution somnolente. « Je considère les musées dont j’ai la charge comme un tout unique », martèle Kittelmann. Ainsi, quatre des six musées en question accueilleront en 2010 l’exposition « Who knows tomorrow ? », portant sur les artistes africains.

Le Musée et eBay
La gageure pour Kittelmann consistera à lever des fonds privés pour pallier un maigre budget. Voilà quinze ans à Cologne, il avait déjà eu recours au mécénat, une pratique qui effrayait alors ses confrères. Pour l’exposition « Thomas Demand », il a décroché le soutien financier de la firme E. ON AG. Si Schuster a souvent été critiqué pour ses complaisances avec les collectionneurs, notamment le très controversé Friedrich Christian Flick dont il prit le fonds en dépôt à la Hamburger Bahnhof, Kittelmann sera sans doute plus rusé sur la question. Après qu’un collectionneur eut retiré sa collection du MKK, il monta une exposition dont les œuvres furent achetées puis revendues sur eBay afin de mesurer en termes financiers l’impact de l’événement sur leur valeur… Le trublion ne semble pas non plus intéressé par le projet réunissant les musées de Berlin, Dresde, et la Pinacothèque de Munich autour de la création d’une institution encyclopédique à Dubaï (Émirats arabes unis). « Ma priorité, c’est de me concentrer sur les musées dont je suis responsable, insite-t-il. Quand on aura fini ce travail, on pourra songer à des expéditions. » Une façon diplomatique de renvoyer l’idée aux calendes grecques.

UDO KITTELMANN EN DATES
1958 Naissance à Düsseldorf (Allemagne).
1994 Directeur de la Kunstverein de Cologne.
2001 Commissaire du pavillon allemand à la Biennale de Venise.
2002 Directeur du Museum für Moderne Kunst (MMK) de Francfort-sur-le-Main.
2008 Directeur des Musées d’État à Berlin.
2009 Raccrochage de la Hamburger Bahnhof avec l’exposition « Die Kunst ist super ! » (jusqu’au 14 février 2010).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°312 du 30 octobre 2009, avec le titre suivant : Udo Kittelmann, directeur des Musées de Berlin

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque