Bande dessinée

Jean-Jacques Sempé

Sempé : « Le dessin d’humour est comme le jazz, une période révolue »

Par Gérald Guerlais et Fabien Simode · L'ŒIL

Le 26 février 2020 - 2220 mots

Sempé, le grand dessinateur français mondialement célèbre grâce à ses couvertures du New Yorker et à ses livres, jouit d’une belle rétrospective de son travail à Rueil-Malmaison, en banlieue parisienne. L’occasion pour L’Œil d’aller toquer à sa porte…

En préparant votre exposition rétrospective actuellement présentée à l’Atelier Grognard, vous vous êtes replongé dans votre travail depuis les années 1950. Quel regard posez-vous désormais sur votre œuvre ?

Aujourd’hui, cela m’amuse de regarder mon travail. Cela me rappelle des moments, des époques, des gens que je connaissais, sans faire d’effort. Cela me plaît assez de revoir tout ça.

Qu’est-ce qui a changé ?

Dans les années 1950, vous m’auriez arrêté dans Paris à quelque endroit que ce fût, et vous m’auriez demandé une direction de métro pour aller quelque part, je vous l’aurais donnée tout de suite. Je connaissais Paris par cœur. Je bougeais tout le temps pour proposer mes dessins dans n’importe quel endroit qui était susceptible de les publier. C’est comme ça que j’ai appris à connaître Paris. Aujourd’hui, c’est différent

Vous avez créé un style Sempé, on s’en rend compte en visitant l’exposition…

Les dessinateurs m’ont beaucoup impressionné et surtout ceux du New Yorker que j’adorais et que j’adore encore. Ces gens-là – Steinberg, Bosc… – étaient formidables, ils ont inventé quelque chose, à la perfection.

Ces artistes du New Yorker qui vous ont inspiré, qui sont-ils ?

Ah ! Écoutez, tous ! J’ai fourré mon nez partout, je les ai copiés sans arrêt, je m’en suis inspiré, je m’en suis repenti, j’ai recommencé, je les ai adorés. Quand j’ai commencé au New Yorker, le patron du journal – il était tout petit –, William Shawn, était un être redoutable. Lui seul prenait les décisions et il était implacable. Un jour, à Londres, lors d’une exposition de dessins du New Yorker, un journaliste anglais pose une question au directeur artistique et lui demande : « Qu’est-ce qui fait une couverture du New Yorker ? » La réponse du directeur artistique a été : « Ce qui fait qu’un dessin est une couverture du New Yorker ? C’est quand le New Yorker le publie. » Un point c’est tout.

C’est après avoir donné un livre à une journaliste que Le New Yorker vous a invité à lui envoyer vos dessins. Ne l’auriez-vous pas fait autrement ?

Non, je n’aurais jamais osé leur envoyer mes dessins. Je pensais que cela ne servait à rien et qu’en plus, ils ne me répondraient pas. Je me trompais. Quand j’ai reçu la lettre du journal, là, je n’ai pas rigolé. Pendant un mois, je suis resté sans dormir. Après, j’ai travaillé comme un fou, et de guerre lasse j’ai envoyé des dessins. Cela a marché.

Le New Yorker vous a donné une visibilité mondiale. Pourtant, vous n’avez pas répondu à l’appel des États-Unis et vous êtes resté vivre en France…

Puisque vous me poussez dans mes retranchements, j’avais une caractéristique désagréable : j’étais bègue. J’avais vu une émission à la télévision, dans laquelle de grands professeurs expliquaient que lorsqu’on est bègue, on l’est à vie… C’est pourtant un bègue qui, aujourd’hui, vous parle sans bégayer ! J’ai donc été obligé de travailler beaucoup, pour bégayer un peu moins. Malheureusement, dès que j’essayais de parler un peu l’anglais, je me remettais à pétarader de plus belle. C’était ridicule.

Est-ce pour cela que vos dessins sont si peu bavards ?

Cela dépend. Parfois, mes légendes sont longues, un peu trop longues même. Vous savez, je ne me pose pas la question : j’attends d’avoir le matériel pour faire un dessin, autrement dit une idée, même si elle est vague. Sa réalisation et son achèvement se font toujours un petit peu dans la douleur.

Préférez-vous un dessin qui se passe de légende ou, au contraire, le rapport entre le texte et l’image ?

Les deux. Je ne fais pas de différence. Une légende, pas de légende… : c’est du dessin d’humour.

Quel est le plus important, le dessin ou l’idée ?

C’est l’humour forcément ! Je ne sais pas comment le dessin vient. Je cherche, je perds un temps fou, je m’épuise, je recommence… Je suis obligé d’avoir une idée de départ, comme un monsieur rencontrant un autre monsieur dans la rue et lui serrant la main. Peut-être y aura-t-il une légende assez longue et, avec beaucoup de chance, assez drôle. Mais la base, c’est qu’un mec rencontre un autre mec et qu’ils se serrent la main. Et pour que cela fonctionne bien, cela me prend du temps. Je n’ai en réalité pas beaucoup de facilité pour le dessin. C’est beaucoup de boulot.

Votre rétrospective nous rappelle quelle longue et extraordinaire carrière vous avez eue. À l’instar de Tomi Ungerer, pourriez-vous imaginer créer un Musée Jean-Jacques Sempé ?

Ça, il faudra le demander à Martine Gossieaux [son agent et galeriste, ndlr]. C’est elle qui s’occupe de tout ce qui est arrangement, travail, business… Mais cela ne me dérangerait pas, non.

Où le verriez-vous ? À Pessac où vous êtes né, à New York où vous avez conquis le monde ou à Paris où vous vivez ?

Il serait à Paris. J’ai adoré Paris ; j’adore Paris !

À Paris, fréquentez-vous les musées ?

Cela m’est arrivé fort souvent. Et notamment parce que j’ai la chance que la Joconde « m’aime » beaucoup, c’est comme cela. Un jour que je la regardais, elle m’a dit : « Écoute Sempé, je t’en supplie, emmène-moi. Mon rêve, c’est d’aller dîner chez Lipp. » Je lui ai dit oui, parce qu’elle est gentille. Léonard lui avait montré comment ouvrir n’importe quelle serrure avec n’importe quel petit bout de fer. Alors j’ai demandé à des amies des vêtements féminins ; elle a farfouillé, elle a choisi, elle était ravie, elle s’est habillée comme elle l’a voulu et nous sommes allés chez Lipp. Elle était habillée bizarrement, avec beaucoup de goût. Elle était folle de joie et nous sommes devenus très amis.

La Joconde est-elle un chef-d’œuvre pour vous ?

C’est un immense chef-d’œuvre ! Un phénomène comme l’apparition de la Lune et du Soleil.

La peinture tient-elle une place importante dans votre vie ?

Oui, beaucoup. Il est difficile de ne pas aimer certaines peintures de Manet, de Michel-Ange, de Monet… Mais je ne suis pas peintre, pas du tout.

Vous avez un jour déclaré que La Laitière de Vermeer était un tableau qui vous fascinait. Pourquoi ?

Vermeer, Michel-Ange et les autres sont des dieux qui descendent du Parnasse de temps en temps. Ils nous font quelque chose, puis repartent, avant de revenir quelques années ou quelques siècles plus tard. C’est un va-et-vient.

N’avez-vous pas essayé les techniques de peinture à l’huile ?

Non, je ne sais pas faire ça. Un jour où j’embêtais la mère de ma fille, l’illustratrice Mette Ivers, elle m’a dit : « Écoute, voilà, débrouille-toi avec tout ça ! » J’ai pris ses pinceaux et j’ai fait une gare. Une petite gare de province, dont j’étais très fier et que je montrais à tout le monde. Elle n’a pas rencontré l’enthousiasme que j’espérais susciter en me lançant dans le noble art. Après cela, je n’ai plus continué.

Le dessin d’humour, auquel vous appartenez avec Steinberg et Chaval, appartient-il à la grande histoire du dessin qui commence avec Léonard, Raphaël ou Dürer ?

Le dessin d’humour est comme le jazz : une période révolue. Après, il y a eu autre chose : le dessin politique, le dessin de bande dessinée, le dessin d’illustration… Le dessin humoristique se suffisait à lui seul, c’était un univers qui me captivait, un univers qui avait ses règles très strictes. Comme certaines musiques, comme certains écrits. Mon cher ami Duke Ellington a dit un jour : « Le jazz est à la musique ce que le dessin d’humour est au dessin académique. » J’étais très touché qu’il passe du temps à réfléchir à cela.

Le dessin d’humour, justement, fait-il partie de l’histoire de l’art ?

J’eusse aimé. Steinberg, par exemple, est un très grand artiste. Je trouve qu’on est injuste envers lui. Steinberg était très désireux d’être représenté dans les musées et d’exister sur le marché de l’art. Il était comme cela.

Et vous ?

Il y a une différence de niveau. Je ne peux pas me comparer à Steinberg.

Qu’a-t-il de plus que vous ?

Qu’est-ce qu’a de plus un athlète qui court le 100 m en 10 secondes par rapport à celui qui court le 100 m en 12 secondes ? Deux secondes, ce n’est pas beaucoup, et pourtant… Steinberg, c’est le meilleur. Il y a un mélange de poésie, de satire, de lyrisme dans ses dessins…

Vous nous dites que la période du dessin d’humour est terminée. N’êtes-vous pas sensible au dessin politique par exemple ?

Je n’aime pas beaucoup, non… Les personnages y ont une sacoche où l’on marque leur nom dessus.

Qu’est-ce qui provoque un dessin chez vous ?

Si vous m’apprenez que la reine Elizabeth a perdu son chapeau, qu’il est tombé de son carrosse, que quelqu’un s’est précipité pour le lui ramasser, ce n’est pas le chapeau ni la reine, ni même la personne qui le lui a rendu que je retiens, c’est l’ensemble qui me plaît et qui provoque un dessin.

Lorsque vous réalisez une illustration pour le New Yorker, vous glissez-vous dans la peau d’un Sempé new-yorkais ? Ou est-ce le même Sempé qui dessine, par exemple, pour Paris Match ?

Le dessin d’humour est international, mais avec de légères nuances bien sûr. C’est comme si vous disiez que les femmes bronzées bronzent toujours de la même façon. Non. Elles vont en vacances, elles bronzent, mais n’ont pas toutes le même bronzage.

Plus que de l’humour, peut-on lire dans vos dessins une critique ou une satire sociale ?

Un petit peu oui, forcément. Ce sont mes mouvements d’humeur. Ce n’est pas le fond de ma nature, ce n’est pas la base, je n’ai pas de hargne à montrer. J’ai des rêves à montrer, mais de la hargne, ça non !

C’est donc l’humour qui prime toujours…

C’est le sentiment… Tenez, l’autre jour, j’ai vu un dessin de Chaval qui m’a fait pleurer de rire. Il est extraordinaire, complètement dingo. C’est un saint qui est sur un scooter. De la fumée sort du tuyau d’échappement de l’engin qui file sur la route. Au loin, il y a une déviation. Afin d’indiquer qu’il va tourner, le saint déploie une de ses ailes pour indiquer la direction dans laquelle il va tourner. C’est merveilleux qu’un adulte dessine cela !

Votre bibliothèque contient de nombreux livres d’art : Delvaux, Maillol ou Dufy, mais je ne vois pas d’œuvres de peintres ou de plasticiens sur vos murs. N’êtes-vous pas collectionneur d’art ?

J’ai des dessins de dessinateurs que j’adore, des dessins d’humour que j’embrasse régulièrement. Vraiment, je les adore. Mais c’est tout. Autrement, je serais facilement collectionneur si j’avais de l’argent.

Qui collectionneriez-vous alors ?

Des gens que j’aime, de Léonard à Raoul Dufy. J’aime une énorme quantité de gens. Magritte bien sûr, je l’ai beaucoup aimé. Il était formidable ce type.

La situation des dessinateurs aujourd’hui ne vous inquiète-t-elle pas ? Entre les journaux qui leur ferment de plus en plus leurs pages, une difficulté de plus en plus grande à pouvoir caricaturer…

Oui, bien sûr. Les éditeurs éditent encore des livres, heureusement.

La liberté se trouve-t-elle dans les livres aujourd’hui ?

Un jour que je travaillais en écoutant la radio, un journaliste a dit à Michel Tournier qu’il était l’auteur français le plus traduit à l’étranger. Michel Tournier lui a répondu : « Oui, mais on ne dit jamais à combien d’exemplaires. »

Vous-même êtes publié dans de nombreux pays…

Je reçois parfois des livres traduits dans des langues que je ne connais pas du tout. Lorsque je demande de quelle langue il s’agit, on ne peut pas toujours me répondre. Mais ce ne sont jamais des éditions grandioses qui vont bouleverser le marché de l’art…

Pour autant, cela permet à des gens du monde entier d’avoir accès à votre œuvre et de diffuser votre humour.

Ça, ça me fait plaisir.

Votre succès, arrivé très rapidement, a-t-il influencé votre façon de dessiner ?

Je me suis dit « Il faut continuer, on va voir ! », mais j’avais vraiment beaucoup de mal à gagner ma vie. C’était très difficile. Alors je faisais tout ce qu’on me proposait, je bondissais dessus.

À quel âge estimez-vous avoir été un peu plus installé, plus apaisé ?

Vers 34-35 ans. Avant, c’était l’enfer ; très difficile.

Vous est-il arrivé de vous censurer dans vos dessins ?

Bien sûr.

Aviez-vous peur de déplaire ? De choquer ?

Non, mais je craignais que cela soit de mauvais goût, une insulte ou la bêtise dont je suis tout de même enduit. Voilà pourquoi je peux me censurer.

Ce serait ça le style Sempé : l’élégance de n’être jamais vulgaire ni de mauvais goût ?

J’aimerais assez cela. Mais c’est assez prétentieux d’exiger des choses pareilles.

 

1932
Naît à Pessac le 17 août
1951
Montre ses dessins au dessinateur Chaval qui l’encourage
1956
Réalise ses premières collaborations avec Paris Match
1959
Publie la série du Petit Nicolas en collaboration avec René Goscinny
1962
Les Éditions Denoël publient son premier album de dessins humoristiques
1979
Commence à réaliser des couvertures pour The New Yorker
2006
Nommé commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres
2019-2020
Exposition rétrospective à l’Atelier Grognard
« Exposition Sempé, itinéraire d’un dessinateur d’humour »,
jusqu’au 31 mars 2020. Atelier Grognard, 6, avenue du Château-de-Malmaison, Rueil-Malmaison (92). Tous les jours de 13h30 à 18 h, fermé le lundi. Tarifs 6 et 4 €. Commissaires : Martine Gossieaux et Marc Lecarpentier. www.villederueil.fr
« En ville/à la campagne/à la mer »,
jusqu’au 26 mars 2020 Galerie Martine Gossieaux, 56, rue de l’Université, Paris-7e.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°732 du 1 mars 2020, avec le titre suivant : Le dessin d’humour est comme le jazz : une période révolue

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