Art contemporain

Renversant Georg Baselitz

Par Pauline Vidal · L'ŒIL

Le 22 février 2018 - 1773 mots

Artiste d’une radicalité absolue, Georg Baselitz peint depuis 1969 ses sujets « la tête en bas ». La critique a déjà beaucoup glosé sur ce phénomène qui est devenu la marque de fabrique de ce géant de la peinture. Tentons toutefois un retour sur ce procédé, provocateur et iconoclaste, qui n’en finit pas de dérouter sens et esprits.

Les années 1968-1969 sont des années très difficiles pour Baselitz, dont l’œuvre torturée et sans compromis est auréolée d’un parfum de scandale et d’incompréhension. Très isolé, il quitte donc Berlin pour s’installer à la campagne. C’est là, au printemps 1969, qu’il peint sa première toile la « tête en bas ». Inspiré par une étude préparatoire de Ferdinand von Rayski, un peintre allemand naturaliste du XIXe siècle, il peint une Forêt sur la tête, les branches prenant la place des racines qui tendent quant à elles vers le haut. Il applique immédiatement, la même année, ce procédé de renversement à des portraits de ses proches, sa femme, Elke, mais aussi ses amis de toujours, Franz Dahlem et Michael Werner. Il y aura dès lors un avant et un après, les œuvres de jeunesse et celles qui suivent, construites à partir d’un renversement.

Vider la peinture de son contenu
Mais remontons un peu le cours du temps pour mieux comprendre comment ce basculement a pu avoir lieu. Au début des années 1960, alors que l’Allemagne tente de se reconstruire, la peinture de Baselitz confronte ce pays à son passé, à travers d’étranges visions. Le sexe, la mort, l’histoire hantent ses toiles de manière obsessionnelle. En 1966, quelques années avant de peindre à l’envers, il entame la série Fraktur qui finit par disloquer les motifs jusqu’à les pulvériser. Il « a peu à peu abouti à une sorte d’impasse révélée par la trop grande fragmentation thématique et formelle des œuvres », explique Fabrice Hergott, auteur d’un ouvrage sur l’artiste. Pour Martin Schwander, le commissaire de la rétrospective consacrée actuellement à Baselitz à la Fondation Beyeler, la série Fraktur constitue aussi « une tentative opérée par l’artiste pour se libérer, par des moyens artistiques, de la charge de ses propres œuvres ».

En dynamitant sa peinture à travers la série Fraktur, Baselitz tend en quelque sorte vers le degré zéro de la peinture. Il procède à une forme de tabula rasa pour préparer la réinvention de sa peinture. Et le procédé de la peinture à l’envers sonne en effet comme une véritable révolution. La figure retrouve son intégrité, même si la remise en cause des codes de la représentation traditionnelle en peinture n’en est pas moins violente que les thématiques et les dislocations formelles antérieures. Mais, surtout, par le renversement, suivant une logique de mise à distance à la Brecht, Baselitz empêche le processus d’identification que nous expérimentons en général face à une peinture figurative, et nous conduit à nous concentrer davantage sur la surface de la toile. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’il commence à utiliser ce procédé sur des portraits, le genre par excellence de la peinture psychologique, et donc terrain rêvé pour casser les tentations d’identification. Le contenu des tableaux est comme neutralisé. Baselitz confiait à Fabrice Hergott : « Le retournement est le moyen de vider ce que l’on pense de son contenu… Il n’existe aucune dimension littéraire possible dans cette méthode. Le fait de renverser le motif me prouva que la réalité est l’image. Ainsi j’ai pu me tourner vers la peinture en soi. »

Une troisième voie entre la figuration et l’abstraction
Dans cette perspective, la méthode du renversement s’est donc tout naturellement accompagnée d’une banalisation des sujets et de la facture. Baselitz prend ses distances avec l’histoire de l’Allemagne qui le hantait tant. Ce sera certes de courte durée, puisque, très vite, ces thèmes referont surface sous une autre forme, tel le retour du refoulé, mais, pour l’heure, durant les années 1970, Baselitz se concentre sur son entourage intime, sa femme, lui et ses amis, mais aussi des paysages, des natures mortes, des animaux. Dans un style réaliste, il revisite les genres traditionnels de la peinture auxquels il insuffle un souffle totalement neuf par le processus du renversement.

De plus, il se met à recourir à des photographies comme point de départ de ses toiles. « À l’époque où j’ai introduit le retournement du motif, je me suis mis à utiliser de temps en temps des modèles, car j’avais remarqué que je ratais la perspective quand je peignais à l’envers. Je n’arrivais pas encore à penser de façon aussi abstraite. Je me suis alors fait des images Polaroïd ou des photos… », explique l’artiste à Fabrice Hergott.

L’artiste connaissait la pratique des peintres au XIXe siècle consistant à retourner leurs esquisses pour mieux en appréhender les qualités strictement formelles. Il connaissait aussi l’anecdote de Kandinsky qui, dans son atelier de Murnau, eut une vision de l’abstraction en voyant une de ses toiles posée à l’envers.

Mais, chez Baselitz, aucune toile « renversée » n’a été peinte à l’endroit puis retournée. Baselitz peint à l’envers. Si au départ, il peint verticalement, par la suite il pose les toiles au sol, en tournant autour, « il entre dans le tableau, dans un univers mental, sans voir, sans avoir de recul, accédant ainsi à une sorte de dédoublement car il s’imaginait que quelqu’un d’autre peignait guidé par son esprit. Il est allé aux limites de ce qui était possible dans le contrôle de l’œil à la main », analyse l’historien de l’art Éric Darragon dans un entretien qu’il nous a accordé.

En outre, le choix du retournement par Baselitz est un choix intellectuel en réaction au contexte de l’époque. Il se cherche un concept à l’image du concept monochrome ou du concept minimaliste. Éric Darragon poursuit : « Il a voulu se créer un “handicap”, quelque chose qui le mette à part, qui le dissocie de l’avant-garde américaine qui dominait alors, à savoir le pop art et l’expressionnisme abstrait qu’il avait découvert en 1958 lors d’une exposition à Berlin sous le patronage de la CIA (dans une logique de propagande pro-occidentale dans le cadre de la guerre froide). » En effet, cette exposition lui offrit l’occasion de voir Pollock, Newman, et notamment De Kooning. Mais pour lui qui venait du réalisme socialiste, ce monde était inaccessible.

Il fait donc le choix de persévérer dans la figuration picturale qui résonne comme une hérésie, et s’engage sur la voie radicale du renversement. En 1975, Baselitz qualifie cette méthode de « troisième voie entre l’abstraction et la figuration ». Comme il l’explique dans un récent entretien avec Martin Schwander, « Mon souci, c’était de ne pas faire de tableaux anecdotiques, descriptifs. D’un autre côté, j’avais toujours eu en horreur l’arbitraire nébuleux de la théorie de la peinture non figurative. »

Baselitz, figure romantique et asociale
Le procédé du motif renversé ne saurait épuiser toute l’œuvre de Baselitz. Pour autant, ce procédé auquel il recourt encore aujourd’hui n’en reste pas moins fondamental. Comme le souligne Éric Darragon : « Il a trouvé là une issue de secours qui l’a conduit à être à part et à se réinventer sans cesse. C’est le début d’un processus constant d’invention, de critique de soi-même. » Peindre le motif tête en bas relève d’une conceptualisation de la peinture qui a ouvert à Baselitz des voies totalement neuves pour aborder l’histoire et sa propre histoire, ce, dans une perspective très différente de ses images de jeunesse dérangeantes et agressives.

Le tableau de La Glaneuse de 1978, qui lui permet d’aborder la situation de détresse d’après-guerre en Allemagne, en constitue un magnifique exemple. Ce procédé est un système qui lui donne une grande liberté, explique Martin Schwander, cela lui permet de maintenir une distance entre la peinture et tous ses traumas, et d’avoir ainsi une approche moins émotive, moins directe. En autonomisant toujours plus la couleur et la forme, l’inversion du motif permet de mettre à distance le sujet abordé et de concentrer la violence dans le traitement des surfaces et le choix des couleurs tout en accentuant les effets picturaux d’illumination et de subjugation.

Revenant sur l’état d’esprit qui l’habitait lorsqu’il eut l’idée de peindre à l’envers, Baselitz confiait toujours à Martin Schwander. « Je me suis alors mis à réfléchir et à faire des spéculations sur la nouvelle provocation que je pouvais bien commettre dans mon petit monde […], j’ai fait un pas de casse-cou, en ayant aussi à l’esprit que je n’avais de toute façon rien à perdre. » On retrouve là une causticité typiquement allemande que le peintre exploite à plein. Opposé à tout, au monde et au monde de l’art tout entier, honnissant les conventions, Baselitz est l’une des personnalités artistiques les plus talentueuses et les plus radicales de la seconde moitié du XXe siècle. Intègre et absolu, sa vie et son œuvre ne font qu’un. Le procédé de retournement du motif participe d’un mouvement de fond animant l’œuvre tout entière de ce colosse allemand.

« Son art est l’aboutissement d’une attitude, l’aboutissement d’une position intime, politique et sociale […]. C’est un homme qui a toujours été dans un rapport d’opposition au monde, y compris au monde de l’art. Ses grands modèles sont Lautréamont et Artaud, des figures par excellence de révolte et d’opposition. Il appartient à la grande tradition romantique d’opposition à la société », insiste Fabrice Hergott. « Baselitz est une figure asociale et le retournement a une dimension asociale car cela casse un lien. » Il fut d’ailleurs mal compris et continue à l’être. Lorsqu’il commença à présenter ses toiles aux motifs inversés, le public pensait qu’elles étaient mal accrochées. Encore en 1980, lors de la Biennale de Venise, l’imprimeur de son catalogue avait rétabli l’ordre logique des tableaux car il pensait qu’il s’agissait d’une erreur.
 

parcours

1938 Naissance à Deutschbaselitz (Allemagne)

1963 Diplômé de l’Académie des beaux-arts de Berlin-Ouest

1969 Début de son travail sur le renversement du motif

1980 Présentation de sa première sculpture à la Biennale de Venise

2018 Exposition personnelle à l’occasion de son 80e anniversaire à la Fondation Beyeler à Bâle, puis au Musée Hirshhorn de Washington. Vit et travaille entre Bâle, Salzbourg, Ammersee et Imperia

 

informations

« Georg Baselitz »,
jusqu’au 29 avril 2018. Fondation Beyeler, 101, Baselstrasse, Bâle, Suisse. Du lundi au dimanche, de 10 h à 18 h, le mercredi jusqu’à 20 h. Tarifs : 12 à 25 €. Commissaire : Martin Schwander. www.fondationbeyeler.ch

« Georg Baselitz »,
du 21 juin au 16 septembre 2018. Musée Hirshhorn, Independance Avenue, Washington, États-Unis. Tous les jours, de 10 h à 17 h 30. Commissaire : Stéphane Aquin. www.hirshhorn.si.edu

« Georg Baselitz : Travaux sur papier »,
jusqu’au 29 avril 2018. Musée des beaux-arts, 8, rue St. Alban-Graben, Bâle, Suisse. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 20 h. Tarifs : 8 à 15 €. Commissaire : Anita Haldemann. www.kunstmuseumbasel.ch

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°710 du 1 mars 2018, avec le titre suivant : Renversant Georg Baselitz

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