Créer des robes pour les femmes – reines, poétesses, amantes rebelles ou sportives intrépides – qui ont marqué l’Afghanistan et s’inspirer des miniatures persanes pour faire vivre cet art que les talibans voudraient détruire : c’est ainsi que Rada Akbar, réfugiée en France, combat les islamistes.

© Adagp Paris 2025
Le 15 août 2021. Alors que les talibans déferlent sur Kaboul, Rada Akbar (née en 1988) reçoit un appel de l’ambassade de France. Elle a une heure pour s’y rendre, afin d’être exfiltrée. À travers ses œuvres, cette artiste manifeste la beauté et la puissance des femmes, le refus de la soumission face à ceux qui brandissent des versets coraniques pour les enterrer vivantes. Elle sait qu’elle n’aura pas la vie sauve. Quelques jours plus tard, Rada Akbar arrive à Paris. Ses œuvres, qu’elle a dû laisser derrière elle, tombent aux mains des talibans. « Le palais de Darulaman, où j’avais monté un projet de musée consacré à l’histoire des femmes, est l’un des premiers lieux qu’ils ont investi », raconte-t-elle. Sa voix ne tremble pas. À Paris, Rada Akbar n’a plus d’atelier. Mais dans le petit appartement sur cour qu’elle partage avec son compagnon, celle qui a appris le français en quelques mois continue de créer des pièces sublimes, puissantes et d’une infinie délicatesse, qui racontent l’Afghanistan, sa culture, son histoire, ses femmes. Au-dessus de son canapé, elle a accroché deux de ses tableaux, sculptés avec des papiers népalais qu’elle a finement ajourés, découpés, sculptés, avec la minutie des miniaturistes persans dont elle s’inspire.
Depuis cet été, l’exposition « Rada Akbar. L’étoffe des reines » au château de Saumur (Maine-et-Loire) présente ses œuvres inspirées des miniatures persanes, ainsi que des robes qu’elle a confectionnées à Kaboul, avant son exil, pour célébrer les femmes qui ont marqué l’histoire de l’Afghanistan ou la société aujourd’hui. Ici, une robe en velours rouge, sur la traîne de laquelle ont été brodés au fil doré des vers, ceux de la princesse Radia Balkhi, poétesse du Xe siècle, écrits avec son sang sur les murs du hammam dans lequel l’avait enfermée son frère, après lui avoir fait taillader les veines, pour la punir d’avoir aimé un simple soldat et d’avoir écrit pour lui des poèmes. Là, sur un écran, une autre robe, qui n’a pu être installée comme elle le fut à Kaboul, entourée d’une pluie de pierres : taillée dans un linceul, elle raconte l’histoire de Rokshana, une jeune femme de 19 ans lapidée par les talibans pour avoir fui avec le jeune homme qu’elle aimait.
Ces derniers n’auront pas eu le dernier mot : ces robes ont échappé aux talibans, et continuent de porter la voix des héroïnes afghanes. « Avant qu’ils n’entrent dans Kaboul, on les voyait avancer chaque jour, prendre villes et villages. Quand je suis partie en France, Rada m’a confié une valise avec deux robes, en me priant de les mettre à l’abri », témoigne une proche amie de l’artiste, la photographe Oriane Zerah, qui expose actuellement ses clichés de l’Afghanistan au Musée Fragonard à Grasse. Et si elle n’a plus les moyens matériels de réaliser de telles pièces en France, Rada Akbar poursuit son œuvre en créant des robes-sculptures en papier népalais. Deux d’entre elles s’invitent actuellement au Musée d’art et de culture soufis, à Chatou (Hauts-de-Seine). Ornées de pierres semi-précieuses, de peintures à la gouache et à l’aquarelle, de feuilles d’or, elles s’inspirent d’un poème du XIIe siècle qui retrace l’odyssée spirituelle d’un roi en quête de connaissance de soi, guidé par sept princesses, chacune associée à un corps céleste, une couleur et un jour de la semaine. « Ces robes, créées pour être celles de deux des sept princesses, sont une ode à la poésie afghane et à la voix des femmes, porteuses de sagesse », décrit Elena Sorokina, co-commissaire de l’exposition.
Née en 1988, Rada a grandi à Kaboul au milieu des livres. Sa mère était professeure. Son père, journaliste et activiste, s’y battait pour la liberté et l’éducation des femmes. Quand les islamistes arrivent une première fois au pouvoir en 1996, la famille doit s’exiler au Pakistan. « À notre retour, en 2002, les moudjahidines avaient détruit les écoles d’art comme les galeries, et il a fallu du temps pour reconstruire », se souvient celle qui va alors étudier l’art à Téhéran, avant de revenir terminer ses études à Kaboul. « Voir ou peindre des nus était impensable. Mais mon père, qui me soutenait beaucoup et se réjouissait à l’idée que je devienne artiste, a réussi à trouver un livre pour me permettre d’étudier l’anatomie », confie cette artiste choisie parmi les femmes les plus influentes en 2021 par la BBC.La société afghane reste marquée par le souvenir des talibans. Lorsqu’elle sort avec sa sœur, en pantalon, avec un châle léger laissant apparaître sa chevelure, les jeunes femmes se font souvent insulter. « Mon père nous suivait de loin pour nous défendre », se souvient-elle. Tandis que sa sœur monte des manifestations contre le harcèlement de rue, Rada devient active dans un centre d’art exposant des femmes artistes, créé par un professeur de beaux-arts de la faculté ayant compris que le vent tournait. Avec ce collectif d’artistes femmes, Rada Akbar expose ses peintures aux États-Unis, au Japon, en Europe, avant de se lancer dans la photographie. Sur ses portraits, des visages femmes voilées disparaissent sous des versets du Coran qui s’enroulent sur leur face, tels des empreintes digitales qui scelleraient une identité…Elle-même doit lutter pour devenir qui elle est. En 2015, elle perd son père, son premier soutien. En 2018, son appartement est cambriolé. Elle perd son ordinateur, ses archives, son travail. La jeune artiste mobilise ses relations pour faire remonter cette affaire jusqu’aux plus hautes instances du pays. La police l’informe que les auteurs de ce cambriolage sont extrêmement puissants : si elle veut protéger sa famille, il lui faut renoncer à les poursuivre. « J’ai compris qu’il s’agissait d’une attaque ciblée », explique Rada Akbar.
C’est alors que sa sœur lui parle d’un défilé de mode au Pakistan, organisé au sein de l’ambassade américaine. Une créatrice s’est désistée. En Afghanistan, les boutiques de prêt-à-porter n’existent pas, et Rada aime dessiner des patrons de robes, pour elle, sa famille ou ses amies. Elle a énormément de talent. Ne voudrait-elle pas présenter quelques vêtements ? « J’avais tout perdu, alors j’ai fini par accepter d’envoyer mes vêtements personnels », raconte Rada Akbar. Elle ignore alors que cet événement donnera un souffle nouveau à sa pratique artistique.
De retour à Kaboul, elle comprend que les robes peuvent être un médium artistique, et qu’elle pourrait créer des pièces qui raconteraient les histoires de femmes afghanes. Elle sollicite sa tailleuse, des brodeuses et autres artisanes, ses amies qui apportent chacune une petite contribution financière. Son projet : présenter le 8 mars, journée internationale de la femme, huit robes créées pour des femmes ayant joué un rôle pour la liberté en Afghanistan, dans un pavillon d’un grand jardin du XVIe siècle attirant de nombreux visiteurs. L’événement est un succès. Dès lors, Rada entreprend des démarches pour créer un lieu mettant en lumière l’histoire et les savoir-faire des femmes afghanes. En 2020, elle obtient pour son musée un étage du palais de Darulaman, celui du roi et de la reine du siècle précédent, qui avaient voulu moderniser le pays. Les talibans ont-ils détruit les œuvres de Rada en prenant le palais ? C’est probable. Paradoxalement, ils l’ont rendue plus forte que jamais. Depuis son exil, les œuvres de Rada Akbar sont exposées à New York, à Madrid, à Barcelone, à Goa. En France, elles ont investi le Palais de Tokyo comme le Louvre-Lens. Son combat continue et s’étend. Rada Akbar se passionne et puise son inspiration dans les miniatures afghanes de l’époque médiévale. « On n’évoque jamais l’Afghanistan quand on présente des miniatures persanes. Pourtant, c’est leur berceau : la première école a été ouverte à Hérat », explique Rada Akbar. « J’ai besoin de cette culture, de cet héritage que les talibans veulent effacer », confie-t-elle. Elle jette un coup d’œil à l’un de ses tableaux, sculptés en papier népalais ajouré, accrochés dans son salon, qui s’inspire d’une miniature persane où des femmes nagent dans une piscine. Le sien reprend la même composition. Les femmes y nagent dans un océan de vagues ciselées, semblant sortir du cadre pour s’épancher dans la vie réelle, avec des casques de cosmonautes dorés qui les protègent des mots islamiques qui les attaquent. « Aujourd’hui, en Afghanistan, les femmes continuent de résister aux talibans en rêvant, en écrivant, en créant chez elles. Elles filment par exemple leurs ombres en train de danser, et les postent sur les réseaux sociaux… Les islamistes peuvent attaquer les corps, mais pas une force dans l’univers ne peut arrêter les rêves », dit simplement Rada, d’une voix douce et assurée, qui couvre les cris des barbus et leurs jets de pierres.
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Rada Akbar, des robes contre les talibans
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°788 du 1 septembre 2025, avec le titre suivant : Rada Akbar, des robes contre les talibans








