Arts du cirque - Art moderne

Quel Cirque ?

Par Valérie Marchi · L'ŒIL

Le 1 juillet 2002 - 2268 mots

MONACO

Alors que l’on assiste depuis quelques décennies à une multiplicité surprenante des spectacles circassiens, l’exposition « Jours de Cirque » qui se tient cet été au Grimaldi Forum de Monaco vient éclairer par un retour aux origines et un choix iconographique dense les enjeux actuels de cette forme de spectacle et recentre la problématique d’un art forain aux prises avec les recherches esthétiques les plus poussées.

Depuis son émergence sous une forme équestre en Angleterre en 1769, à l’initiative de l’officier de cavalerie Philip Astley, le cirque a nourri l’imaginaire des plus grands peintres et de célèbres écrivains et cinéastes. Art populaire par excellence, il instaure la piste circulaire et par-là même un rapport de convivialité unique avec le public. Celui-ci se rassemble autour du danger, assiste aux acrobaties des corps qui se mettent en péril. Focalisation des regards, enfermement des acrobates, les numéros des voltigeurs, des écuyers ou des dompteurs de fauves provoquent ainsi les plus vives émotions, la plus intense frayeur. La prouesse, la recherche de l’exploit puisent leurs sources dans le sacrifice antique de l’arène et la communion, dont Nietzsche a la nostalgie dans Naissance de la Tragédie, fait d’emblée du cirque un spectacle exceptionnel. La piste circulaire, sans issue, n’admet pas l’erreur. Même le clown se doit de déclencher l’hilarité en se moquant de nos petites misères quotidiennes. Au XIXe siècle, les peintres sont fascinés par cet univers marginal aux antipodes des valeurs bourgeoises. En effet, les lumières du spectacle, la musique entraînante, dissimulent mal la misère, la souffrance des acrobates dont le dur labeur n’est pas récompensé à sa juste valeur. Les visages fantomatiques des personnages des parades de rues de Daumier en témoignent. La figure de saltimbanque que Baudelaire décrit dans Spleen de Paris devient pour le poète la métaphore de l’artiste : « Au bout, à l’extrême bout de la rangée de baraques, comme si honteux, il s’était exhilé lui même de toutes splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépi, une ruine d’homme... Et m’en retournant, obsédé par cette vision, je cherchai à analyser ma soudaine douleur et je me dis : “Je viens de voir l’image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur”. » A ses débuts, la figure du clown parodie celle de l’écuyer, à la performance et au maintien il oppose la chute burlesque et le ridicule. Très vite cet anti-héros renvoie à l’imperfection de la condition humaine.

Toulouse-Lautrec est sans doute celui qui s’est le plus reconnu dans l’univers du cirque. Dès son installation à Montmartre, il fréquente assidument le cirque Fernando, le Nouveau Cirque, tout comme le Moulin-Rouge, le Moulin de la Galette et autres beuglants. Certains acrobates s’illustrent d’ailleurs dans plusieurs de ces endroits tels la clownesse Cha-U-Kao qui est également danseuse au Moulin-Rouge. Le père de Toulouse-Lautrec, aristocrate féru de chevaux, l’avait conduit très jeune au cirque afin d’y admirer les prouesses des écuyers. Le cirque équestre est alors l’un des divertissements favoris d’une élite urbaine friande d’exercices de dressage stylés. Ce n’est pourtant pas ce cirque-là qui attirera Lautrec. Difforme, tourmenté, il s’identifie à l’univers parfois cruel du cirque où l’on expose des nains et des monstres de foire, où l’on montre du doigt le différent, le monstrueux, où l’on se moque du clown. Il n’hésite d’ailleurs pas à poser en 1894 avec le chapeau du célèbre clown Footti qu’il affectionne particulièrement. Fascination de la difformité mais aussi du mouvement pour ce peintre paralysé des jambes. Les corps agiles des acrobates deviennent autant de modèles pour ses croquis et toiles. Ainsi dans Le Trapèze volant (1899), la fragilité des corps suspendus dans le vide défient l’équibre et la pesanteur. Fellini dans La Strada, après Chaplin dans Le Cirque, sera également sensible à la poésie du populaire.

Les arts sur la piste du cirque
Toutes ces lettres de noblesse engagent la responsabilité des artistes du cirque aujourd’hui, d’autant que c’est l’un des seuls lieux où l’on peut encore espérer toucher le grand public. Ce sera donc l’un des atouts de la scène moderne, au sens ou l’entend Giovanni Lista, et plus particulièrement le carrefour des arts dans la pluridisciplinarité. Danse, théâtre, arts plastiques, poésie, musique communient sous le même chapiteau de toile. Cependant on observe chez certains de ces « cirques nouveaux » une rupture par rapport aux formes traditionnelles circassiennes, et plus particulièrement une désaffection des spectacles animaliers. La scénographie prend le relais et propose des compositions dont l’esthétique est le premier enjeu. Le Cirque Plume, fondé en 1983 par Bernard Kudlak, fonctionne pour sa part comme une véritable poésie en images. « Le spectacle du cirque Plume est fait par des vivants pour des vivants ; Il est joyeux, coloré, profond, poétique, sale, brouillon, précis, il est comme la vie. Il se nourrit d’un échange entre une bande d’humains debout sur des planches, en vol sur des cordes, en sauts périlleux sur des vélos, en souffle sur des rayons de lumière, en invention sur des musiques, en équilibre sur des plumes, et une autre bande d’humains assis sur des planches... en équilibre sur un frêle poème qui surgit du fond des temps... », explique son créateur. Dans le spectacle Mélanges, par exemple, Kudlak prend comme point de départ des poèmes de Mallarmé qui évoquent les anges et plus particulièrement l’image obscure du Creux néant musicien qui devient un acrobate aux ailes d’ange lové dans la caisse vide d’un violoncelle. « Probablement que des compagnies comme la nôtre, et peut être même l’art du cirque nouveau, pourraient faire une passerelle entre le spectacle vivant et les gens qui n’y vont jamais », précise-t-il.

Daniel Buren, l’un des artistes plasticiens les plus sollicités aujourd’hui, collaborait en 1999 à la Compagnie foraine dirigée par Adrienne Larue. Celle-ci le fit intervenir dans un spectacle appelé « Et qui libre ? » où des acrobates circulaient entre des tentures aux rayures bien reconnaissables. De même, Jannis Kounellis est intervenu dans le spectacle de la Compagnie foraine avec une structure de cordes et de cloches à laquelle se pendait un acrobate dont chaque mouvement entraînait un son différent. A cette occasion, Adrienne Larue a souligné l’appartenance du cirque à l’Arte Povera : « A ses débuts, l’Arte Povera utilisait la terre, le charbon, des cordages, des morceaux de bois. Le cirque aussi est un art pauvre. Jusqu’à très récemment, il dépendait du ministère de l’agriculture ! »

Le Cirque du Soleil, fondé en 1984 au Québec, affiche quant à lui la démesure. Avec ses 65 artistes d’origine internationale, son chapiteau de 1 650 places situé dans Disney World à Orlando, sa piste dotée de cinq plates-formes élévatrices qui peuvent se hisser de cinq mètres du sol, d’une partie centrale qui peut s’enfoncer de cinq mètres, il produit de grands shows à l’américaine dans lesquels le public assiste à une fusion totale des différents arts de la scène. Ses spectacles font ainsi appel à un metteur en scène, un chorégraphe, un concepteur d’éclairage, un compositeur, des concepteurs de son. Cette pluridisciplinarité complexifie évidemment le rôle du personnage, et du clown on passe à une figure beaucoup plus compliquée et surtout à une relation entre les personnages qui dépasse le duo traditionnel de l’Auguste et du Clown blanc, ou le tandem plus ancien de Foottit et Chocolat. La compagnie Que-cir-que est de ce point de vue très riche puisque l’acrobatie des corps devient une mise à nu du psychisme et des archétypes comportementaux au sens où l’entendait Grotowski, et plus tard Pina Bausch. En effet, nous assistons, ce qui est caractéristique de la danse contemporaine, à une invention du corps par lui-même, avec en contrepoint l’humour parfois tragique des rencontres impossibles entre les êtres.

Quand le cirque entre au musée
Dans un tel contexte, on peut comprendre que le cirque donne lieu aujourd’hui à une exposition telle que « Jours de cirque », signée par Zeev Gourarier, conservateur en chef du Musée national des Arts et Traditions populaires. Officialisé, puisqu’il dépend depuis 1978 du ministère des Affaires culturelles, le cirque est désormais considéré comme un art à part entière qui a sa place dans les musées. N’est-ce point déjà le cas à Sarassota, en Floride, où l’on peut visiter le Ringling Circus Museum and Historical Document, à Baraboo où se trouve le Circus World Museum, où plus près de nous à Paris avec le Musée des Arts forains ? Un changement de statut significatif pour un domaine de tout temps frondeur, marginal, lié à la rue qui aujourd’hui accède à la culture la plus officielle. L’iconographie de l’exposition, soigneusement documentée, explore les différentes facettes du monde circassien. Des roulottes avec des roues en rayon de soleil restituent le cadre de vie des gens du voyage, de leur quotidien caractérisé par des logements exigus, une absence de confort, aux chars spectaculaires de parade tels ceux du cirque Barnum & Bailey, le plus grand chapiteau du monde. Les somptueux costumes entièrement pailletés de Gérard Vicaire, qui reprend la suite de son père à partir de 1947, témoignent du travail laborieux que nécessitent ces vêtements brodés pouvant peser jusqu’à 15 kilos. Il habille ainsi les Rastelli, Fratellini ou Zavatta, réalisant pas moins de 400 costumes en près d’un demi-siècle. Etroitement liées à la vie du cirque, les affiches annoncent sa venue une dizaine de jours avant son arrivée dans la ville. Les affiches en noir et blanc de la fin du XIXe siècle se distinguent par une forme oblongue ou rectangulaire où l’on peut voir principalement des numéros équestres. Ceux-ci sont parfois figurés par une succession de vignettes juxtaposées afin de figurer l’enchaînement des exercices. A partir des années 1880, l’illustration l’emporte sur l’écrit avec un sujet unique pour un impact maximum. Des affiches artistiques de Lautrec et Chéret, on passe aux grandes productions américaines reproduites à des millions d’exemplaires.

L’exposition se poursuit avec les œuvres des artistes qui ont choisi le cirque pour thème. Parmi les toiles de maîtres rassemblées à cette occasion, on peut distinguer deux approches distinctes : les uns mettent en avant le caractère dramatique du cirque, c’est le cas de Picasso, grand amateur du cirque Medrano où il se rend trois à quatre fois par semaine. Le peintre andalou retient avant tout la solitude et la marginalité des gens du voyage, conséquences d’une vie d’errance ; même approche pour Kees Van Dongen, Georges Rouault, Marc Chagall ou Otto Griebel avec Image du cirque. Les autres se concentrent sur la recherche plastique et s’attachent à dépeindre la virtuosité, le mouvement des corps, la circularité de façon figurative ou cubisante. C’est le cas de Degas avec Miss Lala au cirque Fernando, Albert Gleizes avec Les Acrobates, Fernand Léger, pour qui le corps est un « objet-spectacle » qui illustre l’album Le Cirque en 1950 avant de réaliser La Grand Parade en 1957, Alexander Calder ou Sonia Delaunay. L’art contemporain pour sa part a essentiellement retenu dans sa production iconographique la figure du clown comme métaphore de l’artiste. Une image présente dans l’œuvre de l’Américain Bruce Nauman comme dans celle du Suisse Ugo Rondinone. Aux côtés de ces nombreux chefs-d’œuvre, des productions plus modestes mais néanmoins intéressantes, comme les croquis sur nature aquarellés des sœurs Marthe et Juliette Vesque. Dans la première moitié du XXe siècle, ces dessinatrices de plantes au Muséum d’Histoire naturelle firent des centaines d’esquisses de tous les numéros de cirque auxquels elles avaient coutume d’assister. Fruits d’une observation aiguë, une suite organisée restitue les numéros les plus divers, acrobates, écuyères, dresseurs d’ours... Au XIXe, toute une iconographie du cirque se développe, celui-ci devenant un motif d’art décoratif reproduit sur des assiettes, des mouchoirs, des plaques de lanterne magique, des programmes ou des éventails comme Le Tableau éventail d’Henri Gerbault. De remarquables photographies, datant des années 30, 40 et 50 témoignent enfin de l’installation du campement, des répétitions, du travail des équipes d’entretien, des voyages en roulottes et du montage et démontage du chapiteau : Brassai immortalise une Vue de campement, François Tuefferd surprend Alexis Gruss senior à table en famille, alors qu’Izis photographie Les spectateurs du cirque Fanny.

Un cirque qui, à l’aube du XXIe siècle, a su se ressourcer et retrouver son public populaire, populaire au sens étymologique du terme, « qui est connu de tous », élite intellectuelle comprise.

Guide pratique

L’exposition
Affiches, costumes, chars de parade, roulottes, accessoires, et une maquette historique de 1937 sont au rendez-vous pour évoquer l’épopée des plus célèbres chapiteaux du siècle écoulé. Des artistes comme Picasso, Léger, Seurat, Toulouse-Lautrec, Chagall ou Izis ont également été sollicités à travers leurs œuvres pour prouver la fascination qu’a toujours exercé le monde du cirque sur le monde de l’art. Une exposition organisée dans le cadre de l’année du cirque.
« Jours de cirque », Grimaldi Forum Monaco, Espace Ravel, 10, av. Princesse Grace, Monaco, tél. 377 99 99 30 00 ou www.grimaldiforum.mc Du 18 juillet au 8 septembre.

Que lire ?
Noëlle Giret, Les Arts du Cirque, éd. Anthèse, Paris, 2002. A partir du fonds très important et pratiquement confidentiel sur le cirque que détient le département des Arts du Spectacle, l’auteur retrace l’histoire du cirque depuis la fin du XVIIIe jusqu’au début du XXe siècle.
Ségolène Le Men, Jules Chéret, affiches de cirque, éd. Somogy, Paris, 2002. Jean Sagne, Toulouse-Lautrec au cirque, éd. Flammarion, 125 p., Paris, 1991. Noëlle Giret, Les Arts du cirque, éd. Anthèse, 80 p., Paris, 2001.
Théâtre Aujourd’hui n°7, Le Cirque contemporain, la piste et la scène, éd. Cndp, 1998, 190 p.
Artpress, Le Cirque au-delà du cercle, 190 p., n°20, 1999.
Fabienne et François Marchal, L’Art Forain, éd. de l’Amateur, 224 p., Paris, 2002.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°538 du 1 juillet 2002, avec le titre suivant : Quel Cirque ?

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