Politique culturelle

Quand l’Élysée s’ouvrait enfin à la création actuelle

Georges Pompidou souhaitait que Paris redevînt la capitale des arts

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 19 février 1999 - 1648 mots

Avec l’arrivée de Georges Pompidou à la plus haute fonction de l’État, la France, en 1969, tournait une page de son histoire. Rompant à de nombreux égards avec un héritage encore largement tributaire des âpres combats du second conflit mondial, notre pays quittait une logique à la fois d’après-guerre et de décolonisation pour s’aventurer dans la modernité. Pour le nouveau président de la République, rejoignant de fait les aspirations des avant-gardes du début du siècle, l’art devait jouer un rôle dans cette transformation de la société française.

À la fin des années soixante, les salons lambrissés du palais de l’Élysée semblent avoir traversé le siècle, de la IIIe à la Ve République, sans que les évolutions esthétiques n’aient troublé le moins du monde leur étatique quiétude. L’élection de Georges Pompidou à la présidence de la République, après le retrait du Général de Gaulle, va cependant faire souffler un vent de renouveau. Plasticiens et designers s’emparent de quelques salons et bureaux pour les transformer aux goûts du nouvel occupant, ouvrant ainsi la voie, pour la première fois depuis des décennies, à une reconnaissance officielle des derniers développements de l’art en train de se faire. “Pour moi [...], l’art n’est pas une catégorie administrative, déclare Georges Pompidou dans un entretien au Monde publié le 17 octobre 1972. Il est le cadre de vie ou devrait l’être. Je laisse de côté volontairement ce qu’il peut exprimer ou signifier pour ne garder que le plaisir qu’il donne. Il se rencontre à des degrés divers partout, dans une vieille ferme aussi bien qu’au Trianon. L’artiste est un artisan ou, si vous préférez, tout artisan peut être un artiste. C’est pourquoi, qu’il s’agisse de mon bureau de l’Élysée, des salons anciens que nous avons rénovés ma femme et moi grâce à des prêts puisés dans les réserves du Louvre et grâce au Mobilier national, qui, dès lors qu’on s’y intéresse, découvre dans ses greniers des meubles et des objets admirables, qu’il s’agisse de pièces modernes que nous avons installées dans les appartements privés, je cherche à ce que tout soit beau ou, du moins, à ce que rien ne soit laid. C’est évidemment affaire de goût, et il n’est pas prouvé que chacun approuve. L’important, c’est d’y croire”.

La dialectique Paris-New York
Curieux, esthète, Georges Pompidou semble avant tout motivé par un constant souci d’être de son temps et de rendre l’art contemporain accessible au plus grand nombre. Sceptique quant à la réussite des Maisons de la culture voulues par Malraux, comme le souligne Jacques Rigaud dans son ouvrage L’exception culturelle, culture et pouvoir sous la Ve République, publié chez Grasset, le Président lance dès la première année de son mandat l’idée de construire à Paris un grand centre culturel, qui réunirait à la fois une bibliothèque, un musée d’art moderne et un espace d’exposition pour les artistes vivants, bref, un lieu pluriculturel de haut niveau. Conscient de la perte de vitesse de Paris par rapport à sa grande rivale, New York, il souhaite redonner à la Ville Lumière son lustre d’antan. Lorsque sous la présidence de son successeur, Valéry Giscard d’Estaing, le projet est mené à son terme, la première grande exposition du Centre d’art et de culture Georges Pompidou est d’ailleurs consacrée à la dialectique Paris-New York.

Cette volonté politique s’est également accompagnée d’un engagement privé, en tant que collectionneur. Il fréquentait les galeries, souvent même les plus en pointe, se laissant de temps en temps séduire, tout en soulignant la modestie de son pouvoir d’achat. Ainsi, il a notamment acquis à la galerie Denise René des pièces de Herbin, Uecker, Vasarely. Pour la galeriste, citée dans un entretien avec Jean-François Mozziconnacci à paraître dans le catalogue de l’exposition de la Galerie nationale du Jeu de Paume, “Georges Pompidou savait ce qu’il voulait. Il ne cherchait pas les artistes les plus faciles, ni même ceux que l’on pourrait qualifier de “à la mode”. Les artistes peu connus l’intéressaient, comme Herbin, l’un des artistes fondateurs du XXe siècle pourtant”. Il a par ailleurs acheté, chez Mathias Fels, une aquarelle de Fontana et une petite pièce rouge avec une ceinture de sécurité signée Jean-Pierre Raynaud, dont c’était la deuxième exposition. Il avait également offert à son épouse, pour son anniversaire, un projet d’emballage du Musée de Berne par Christo. “On croit volontiers que j’aime uniquement l’abstrait, abstrait que le grand public et peut-être aussi l’Institut (qu’il me pardonne) identifie avec l’art d’aujourd’hui, déclarait encore le président de la République dans le même entretien au Monde. C’est assez curieux, quand on pense que la peinture abstraite est née avant 1914. Depuis, pourtant, le monde a beaucoup bougé. Ce qui est vrai, c’est que je n’ai jamais acheté que des œuvres d’artistes contemporains. J’ai commencé à dix-huit ans en achetant La Femme Cent Têtes de Max Ernst ! [...] En tout cas, je constate que l’art actuel est au moins autant figuratif qu’abstrait, depuis le Surréalisme jusqu’au Nouveau réalisme”.

Le nouveau et l’inconnu
Aimant s’entourer d’artistes, notamment lors de dîners qui restaient malgré tout assez intimes, l’homme politique appréciait leurs avis. En même temps, il explorait les affres de la création, découvrait l’instable position du créateur qui avance parfois à tâtons, qui écrit jour après jour une histoire incertaine. “Pour me résumer (ce qui en pareille matière est d’ailleurs absurde !), je dirai que l’art contemporain a deux caractéristiques, confiait-il au Monde. Il est en perpétuel mouvement, et c’est bien ; il n’est pas confortable, parce qu’il n’est pas sûr de lui. L’héritage du passé est trop lourd, et l’avenir trop divers. L’art, entre les deux, cherche sa signification. Il me semble qu’il la trouve parfois, et que certains la trouvent, d’autres n’auront fait que bafouiller, et d’autant plus qu’ils auront voulu trop signifier. Si l’art contemporain me touche, c’est à cause de cette recherche crispée et fascinante du nouveau et de l’inconnu”.

Soucieux de donner une visibilité aux artistes travaillant dans notre pays, le Président confie en 1972 à François Mathey, le dynamique conservateur du Musée des arts décoratifs, le commissariat de l’exposition qui doit réunir soixante-douze artistes. Il s’agit, dans l’esprit de Georges Pompidou, que l’État ne réitère pas ses erreurs du passé, des impressionnistes aux avant-gardes. Mais son initiative va finalement se retourner contre lui. Quatre ans après les événements de mai 1968, beaucoup d’artistes gardent encore une grande rancœur vis-à-vis du pouvoir, d’autant plus que le président de la République de 1972 n’est autre que le Premier ministre de 1968. Et plusieurs créateurs refusent de participer à ce qu’ils qualifient de “vitrine mystificatrice”, de “manipulation du pouvoir bourgeois”, et manifestent le jour de l’inauguration de l’exposition, le 16 mai 1972. Le vernissage de “l’exposition Pompidou” aux Galeries nationales du Grand Palais se fera sous escorte de CRS, et des coups seront même échangés. Des contestataires comme Rancillac et Malaval ont obtenu la solidarité d’autres créateurs. Certains retirent alors leurs œuvres, la coopérative des Malassis (Tisserand, Parré, Cueco...) décide de décrocher ses toiles, d’autres les retournent le long des cimaises en revendiquant : “Pas d’expositions, mais des ateliers décents pour les artistes ; davantage de commandes, moins de bluff mondain”. Quelques artistes déclarent même ne pas vouloir “servir d’alibi au régime”.

Le Président s’était manifestement trop impliqué dans la préparation de l’exposition, alors même que le ministère des Affaires culturelles était encore regardé avec méfiance, et parfois même avec une profonde hostilité par les créateurs qui devaient pourtant en être les principaux bénéficiaires. Il semble bien, pourtant, qu’il y ait eu une certaine méprise sur la volonté de Georges Pompidou. “Il n’y avait dans son esprit aucune idée de récupération ou goût pour l’intervention, déclare Jacques Rigaud, à l’époque directeur de cabinet de Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles, interrogé par Mozziconnacci pour le même catalogue. Il souhaitait redonner à Paris et à la France une place importante sur la scène internationale. Il était convaincu que la France était à la fois impatiente, turbulente et terriblement conservatrice. [...] On ne peut attendre d’un artiste, non seulement des plasticiens qui sont assez ingénus, ou des gens du théâtre qui sont davantage politisés, d’avoir de l’État l’idée d’un professeur de sciences politiques, et de confondre pouvoir et personnalisation du pouvoir”.

Un bel outil
Cette défense quelque peu avortée des artistes vivants ne sera toutefois pas vaine. Certains en profiteront même largement, à l’image d’un Georges Mathieu, la Monnaie frappant ses médailles, Sèvres éditant ses assiettes, avant qu’il ne dessine la pièce de dix francs. Mais l’action du Président, et celle de son administration, s’est aussi tournée vers un Picasso vieillissant. Grâce au concours croisé de plusieurs personnalités, de Jacques Duhamel à Édouard Pignon, d’Hélène Parmelin à Roland Dumas, Roland Leroy et Dominique Bozo, tout a été fait pour qu’un grand nombre d’œuvres soient remises à l’État, après la mort de l’artiste, pour un futur Musée Picasso, d’abord prévu aux Petites-Écuries de Versailles. Ainsi, pour le quatre-vingt-dixième anniversaire du peintre catalan, le ministre des Affaires culturelles a fait transférer dans la Tribune de la Grande galerie du Louvre quelques-uns de ses chefs-d’œuvre du Musée d’art moderne. Touché par cette attention, Picasso fera don à sa mort, en 1973, de sa collection personnelle au Louvre.

Du Cubisme à l’art cinétique et aux Nouveaux réalistes, la présidence de Georges Pompidou s’est révélée éclectique. Même si, rétrospectivement, les mentalités ont été longues à évoluer, l’ouverture actuelle à l’art contemporain n’est peut être pas totalement étrangère à l’action de ce président collectionneur, avec pour médiateur l’un des plus beaux outils, le Centre qui porte aujourd’hui son nom. Et même si le président “avant-gardiste”, qui avait débuté son septennat avec Edmond Michelet et Jacques Duhamel, l’a achevé avec Maurice Druon rue de Valois...

A voir

GEORGES POMPIDOU ET LA MODERNITÉ, jusqu’au 11 avril, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1 place de la Concorde, 75001 Paris, tél. 01 47 03 12 50, tlj sauf 12h-19h, samedi et dimanche 10h-19h, mardi 12h-21h30.

A lire

Georges Pompidou et la modernité, catalogue co-édité par la Galerie nationale du Jeu de Paume et le Centre Georges Pompidou, environ 200 p., 250 F.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°77 du 19 février 1999, avec le titre suivant : Quand l’Élysée s’ouvrait enfin à la création actuelle

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