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Portrait : Shirin Neshat

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 12 mars 2008 - 1459 mots

De photos en vidéos, l’artiste Shirin Neshat a donné une vision ambiguë
de la femme iranienne, entre poétique et politique.

Yeux bordés de khôl, doux sourire et silhouette frêle : l’artiste Shirin Neshat est une parfaite incarnation d’une miniature persane. « En la voyant, on la croirait fragile, prête à rompre. Mais elle est forte, elle a de l’autorité comme toutes les Orientales », module son compagnon, le réalisateur Shoja Azari. Sa notoriété, la puissance de sa galeriste américaine Barbara Gladstone, l’éventualité de voir son prochain long-métrage au festival de Cannes, ne semblent pas lui être montés à la tête. « Shirin est aujourd’hui comme à ses débuts : à la fois confiante et modeste, précise dans ses standards esthétiques, mais sans exigence vis-à-vis des autres, intellectuelle et intuitive, timide et charismatique », résume James Rondeau, conservateur à l’Art Institute de Chicago. Pour son ami Abbas Bakhtiari, directeur du Centre culturel Pouya à Paris, « elle ne s’est pas perdue en cours de route, car elle sait d’où elle vient ». Un centre de gravité qui ne rime toutefois pas avec un positionnement clair : pas de tiers-mondisme exacerbé, pas de militantisme déclaré, pas plus d’opprobre sur le régime islamique.

Entre Islam et modernité
L’ambiguïté souvent reprochée à ses débuts est inscrite jusque dans son environnement familial. À Ghazvin, troisième ville la plus religieuse d’Iran, elle aura eu un pied dans l’islam avec des grands-parents pratiquants, et un autre dans la modernité avec un père cultivé, curieux, « ne faisant pas de différence entre ses fils et ses filles ». En 1974, alors que plusieurs membres de son entourage versent dans l’activisme, elle quitte l’Iran pour la Californie. Un vrai choc thermique ! « J’avais beaucoup de nostalgie, je ne me sentais pas en phase avec cette culture de la télévision et des automobiles », rappelle-t-elle. L’obsession de la distance et la hantise de la séparation forment encore le socle de sa personnalité et, plus obscurément, de son œuvre. Mais avant de canaliser ces sentiments dans une forme opérante, Shirin Neshat peinera longtemps à se trouver des repères artistiques. Elle déchante vite sur ses talents, du moins picturaux, à Berkeley. « Être artiste, ce n’est pas une chose qu’on décide comme ça. Il faut avoir quelque chose à dire au monde, souligne-t-elle. J’étais l’une des plus mauvaises étudiantes. Comme beaucoup de gens venant d’Orient, j’ai essayé d’incorporer l’iconographie des miniatures persanes dans mes peintures. J’ai tout détruit depuis, y compris les traces ! »

C’est à son premier mari, l’architecte coréen Kyong Park, qu’elle doit sa vraie formation et sa maturité. Celui-ci avait créé à New York le Storefront for Art and Architecture, un centre d’art expérimental où Neshat découvre à la fois la responsabilité sociale et l’idée de processus artistique. Autre électrochoc, son retour en Iran en 1990. Elle y mesure l’étendue des changements et des abîmes. Ce voyage donnera lieu trois ans plus tard à la série photographique des Women of Allah. L’artiste y apparaît en tchador, les parties non voilées recouvertes de poèmes persans calligraphiés à la manière de tatouages. Les vers contournaient le silence imposé aux femmes, leur donnaient une voix alors qu’elles semblaient bâillonnées. Mais dans le même temps, Neshat mettait en joue le spectateur. Quel jeu jouait-elle ? Quel parti prenait-elle ? Ces femmes incarnaient-elles les intellectuelles qui prirent le voile par réaction anti-occidentale, dans un geste plus politique que religieux ? L’ambiguïté, pire, l’adhésion implicite de Neshat à ces révolutionnaires, lui ont valu les remontrances de certains exilés. « Ce n’était pas prémédité de sa part d’être ambigüe, cela faisait partie de son processus d’expérimentation, explique la compositrice Sussan Deyhim. L’ambiguïté lui évitait aussi de tomber dans une rhétorique de justification dont elle n’aurait pas voulu parce qu’à ce moment-là elle ne savait pas quelles étaient ses intentions. » Elle s’attire dans le même temps les foudres du gouvernement islamique. « Il n’est pas nécessaire de faire grand-chose pour être considéré comme un problème en Iran, soupire-t-elle. On peut ne plus pouvoir quitter le pays pour des raisons idiotes. On m’a longtemps confondue avec une autre Shirin Neshat dont le père était un général assassiné par le gouvernement et qui a un site web anti-révolutionnaire ! » Et de rajouter : « je ne pense pas faire un art trop subversif. Je suis une artiste, pas une activiste politique. Mon langage, c’est la poésie. Si vous la retirez, vous tombez à plat dans la propagande. »

Son cocon protecteur
Nourri jusque-là plus d’intuitions que d’analyses, son travail prendra une vraie épaisseur grâce à Sussan Deyhim et Shoja Azari. Tous deux lui apporteront aussi un cocon protecteur. « Shoja lui a amené une stabilité et des questionnements sur son travail. Il sait être critique et bien la
cadrer », remarque son galeriste parisien, Jérôme de Noirmont. Grâce à la vidéo, qu’elle aborde en 1997, son œuvre s’est enrichie de nuances, échappant ainsi au hiératisme frontal des photos. Le film Rapture joue sur une vraie chorégraphie abstraite entre hommes et femmes. La subtilité monte d’un cran dans Fervor, où les écrans placés côte à côte suggèrent des effleurements, une curiosité mâtinée de méfiance et finalement une communication avortée entre les deux sexes. Plus que tout élément, c’est le son concocté par Sussan Deyhim qui éloigne Neshat d’une certaine platitude visuelle. « Shirin ne travaillait jamais avec un scénario, du moins pour les huit projets que nous avons faits ensemble, remarque Sussan Deyhim. Aussi pendant le montage, certains aspects de ses pensées intimes n’apparaissaient pas dans le matériau visuel. Je pense que le son était vraiment nécessaire pour faire éclore la psyché de l’œuvre. » Ainsi, la vidéo Turbulent prend-elle tout son sens dans le chant affolé final, la mélopée presque futuriste rappelant quelque part le lent apprentissage de la parole par les muets.

Depuis cinq ans, Neshat s’est attelée à l’adaptation du roman Women without men de Shahrnush Parsipur, narrant cinq trajectoires de femmes en 1954, lors du coup d’État du Premier ministre Mohammad Mossadegh en Iran. Une façon de montrer que l’histoire du pays ne se résume pas à la révolution islamiste, et qu’une autre vague, démocratique, cette fois, a failli changer le cours des choses. « Les Occidentaux sont intéressés par ce qui montre la victimisation ou la répression du pays, tout ce qu’ils peuvent agiter pour affirmer la supériorité de leur culture sur la nôtre. On doit lutter contre ça, défend-elle. Le fait d’être orientale est un cadeau empoisonné. Les gens viennent à vous, mais essayent de vous enfermer dans un cliché. » Sa nouvelle vidéo Munis délivre de manière maniériste un message politique indigeste, à grands renforts d’émeutes figées et de chutes de corps maniéristes. En revanche, un autre film, Faezeh, plonge dans les cavités reculées de la folie, effeuille l’inconscient dans une atmosphère ambrée de réalisme magique. Présentées actuellement chez Jérôme de Noirmont, ces œuvres offrent un avant-goût au long-métrage actuellement en postproduction.

Bien qu’inscrit dans l’ADN de ses vidéos, le chemin vers le cinéma a longtemps été freiné. « Mes films portent en eux le regard du photographe, avait-elle confié voilà huit ans. Si je commençais à travailler comme un réalisateur traditionnel, je me mettrais en danger. » Danger, car dans les petits courts-métrages, elle peine encore à combler les jointures, tend à éluder les espaces intercalaires. De fait, le développement du scénario de Women without men fut beaucoup plus long, car il lui fallait rompre avec une gangue allégorique. « Dans le long-métrage, son bagage artistique se perçoit dans son traitement opulent de l’image, et dans un certain montage associatif, indiquent ses producteurs Susanne Marian et Philippe Bober. La musique aidera à faire le lien entre le narratif et l’associatif. » La musique, encore et toujours, mais cette fois confiée au compositeur japonais Ryuichi Sakamoto.

Une grande partie du succès de Neshat repose aujourd’hui sur un mélange d’exotisme et d’étude des genres. Ne devrait-elle pas élargir son territoire, mettre la femme et l’Iran en sourdine pour ne pas tomber dans un système ? « Shirin saute toujours dans d’autres mondes, défend James Rondeau. Comme sujet, le rôle de la femme dans l’Islam me semble inépuisable. Je ne vois pas la clarté de son focus comme une limite. » Shoja Azari renchérit : « Elle ne va pas s’arrêter de traiter de l’Iran car elle ne l’a jamais quitté dans le fond de sa personnalité. Si vous regardez sa structure émotionnelle, c’est une femme iranienne. »

Shirin Neshat en dates
1957 : Naissance à Ghazvin (Iran)
1993 : Première exposition Galerie Franklin Furnace à New York
1998 : Exposition à la Maison Européenne de la photographie à Paris
1999 : Rapture au Art Institute de Chicago
2008 : Exposition jusqu’au 5 avril à la Galerie Jérôme de Noirmont à Paris

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°277 du 14 mars 2008, avec le titre suivant : Portrait : Shirin Neshat

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