Portrait

Pierre Daix, historien de l’art

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 2 novembre 2011 - 1654 mots

Intime de Picasso sur lequel il a écrit de nombreux textes, l’historien de l’art Pierre Daix entretient des rapports distants avec les musées.

« Je ne suis pas de leur monde. » C’est avec lucidité mais sans amertume que Pierre Daix, 89 ans, biographe de Picasso, d’Aragon ou de François Pinault (!), qualifie les relations qu’il a toujours entretenues avec les musées français. Intime de Picasso pendant plus de trente ans, cela jusqu’à la mort de l’artiste, l’historien, critique d’art, journaliste et romancier est aussi l’auteur de catalogues qui ont fait date dans la connaissance de l’œuvre de jeunesse du peintre espagnol. Ils ont pourtant longtemps été boudés par les spécialistes. « Les musées ne voulaient pas de mes références. Ces catalogues ont été imposés par le marché de l’art », explique l’intéressé. Étrange paradoxe pour un homme qui a aussi été, longtemps, l’un des membres de l’appareil du parti communiste et qui, quelques années après avoir été le rédacteur en chef de Ce soir puis des Lettres françaises, deux émanations journalistiques du parti, finira sa carrière de journaliste au Quotidien de Paris, animé par le très peu communiste Philippe Tesson. Pierre Daix expliquera sa rupture finale avec le parti dans un livre, paru en 1976, J’ai cru au matin (Robert Laffont).

Son travail sur Picasso, lui aussi membre du parti mais en rupture de ban en termes esthétiques, aura toujours été « son jardin », son « antidote ». Malgré leurs quarante années d’écart, Picasso et Daix auront noué au fil des années une amitié indéfectible, tissée en lien avec les soubresauts de l’histoire de XXe siècle. Fils de fonctionnaire élevé à Pantin mais intégré à l’âge de dix ans, méritocratie oblige, au lycée Henri-IV, le jeune Pierre Daix aura son premier choc « Picasso » avant la Seconde Guerre mondiale. Se sentant des sympathies avec l’extrême gauche, le lycéen pousse, par curiosité, les portes du pavillon des républicains espagnols lors de l’Exposition de 1937. Là, il découvre Guernica. « Je n’ai pas tout compris mais j’ai senti qu’il se passait quelque chose, confie-t-il aujourd’hui. Toutes les choses dont on ne parlait pas à Henri-IV. »

Communiste et résistant
Daix, qui se destine alors à des études d’histoire, se sent des accointances avec cette avant-garde qu’il découvre au gré de quelques expositions et de discussions avec son cousin, le peintre François Salvat. Arrive alors la coupure radicale de la guerre. Militant communiste et résistant, Daix est arrêté à plusieurs reprises dès 1940. Interné à Clairvaux, Blois puis à Royallieu, près de Compiègne, l’antichambre des camps de concentration, il sera finalement déporté à Mauthausen. Dans un récit poignant publié en 2005 (Bréviaire pour Mauthausen, Gallimard), il décrit par le menu le quotidien du camp, « un abattoir » où la mort rôde en permanence. Mais aussi comment son expérience préalable de la prison lui a permis d’en ressortir vivant pour avoir appris à ruser, « détour par lequel un animal cherche à échapper à ses poursuivants » comme il l’a déclaré dans un livre d’entretiens avec Jean-Frédéric et Marie-Karine Schaub paru en 2011 (Albin Michel).

Rentré à Paris en 1945, Daix retrouve la peinture là où il l’avait laissée. Il a 23 ans et croise à nouveau l’œuvre de Picasso, fortuitement, dans une galerie des beaux quartiers. « Elle était située à proximité de la rue d’Artois où se trouvait un restaurant pour déportés où nous nous retrouvions tous. Dans un contexte de strictes restrictions alimentaires, on y mangeait très bien. » La rencontre aura lieu plus tard. Bénéficiant de la sollicitude du parti communiste, Pierre Daix devient le bref secrétaire de Charles Tillon, ancien résistant et ministre de l’Air puis de l’Armement du général de Gaulle, qui décide de patronner une exposition intitulée « Art et résistance ». « En novembre 1945, Éluard m’appelle et me demande de réserver un après-midi pour aller chez Picasso. Il voulait me montrer une toile sur la guerre, baptisée plus tard Le Charnier, qui ne plaisait pas aux camarades. » Picasso, peu enclin à se laisser dicter sa peinture par l’idéologie, suscitait déjà l’embarras des cadres du parti. La rencontre a lieu dans l’atelier des Grands Augustins. « C’était une toile de deuil. Elle était faite pour moi qui sortais des camps. Cela a tout de suite suscité une connivence entre nous. »

Les liens se renforceront en 1948. Après le congrès mondial des intellectuels pour la paix de Wroclaw (Pologne), organisé par le parti communiste, la délégation, qui comprend notamment Picasso et Éluard, part visiter Auschwitz. Daix fait alors remarquer aux organisateurs polonais que leur programme évite le camp d’extermination des Juifs, Auschwitz II Birkenau. Après maintes tractations, le groupe peut finalement s’y rendre. Face au crématorium en ruine et aux blocs, avec leurs cages, Daix explique l’organisation du camp de la mort à la délégation. « C’est resté pour Picasso comme notre point de rencontre. Après je suis vraiment rentré dans son intimité. » À la vie à la mort.

Les deux hommes veilleront ensemble le cercueil d’Éluard et leur amitié résistera aux affres des rapports avec l’idéologie du parti et au scandale de l’affaire du portrait de Staline. En 1953, lors de la mort du dictateur, c’est Pierre Daix, devenu entre-temps rédacteur en chef des Lettres françaises, qui met sous le marbre le portrait de Staline jeune que Picasso a dessiné pour faire la « une » du journal. Cette image idéalisée provoque l’ire des communistes, encore attachés à un réalisme éculé. Aragon finira par lâcher Picasso. « J’étais auprès de lui dans le Midi quand il a pris connaissance de l’édition des Lettres françaises avec le texte d’Aragon publié en “une” . Picasso m’a rassuré en me disant : “Ce n’est pas toi, c’est ton directeur.” Françoise venait de le quitter. C’était une période difficile au cours de laquelle tout le monde lui a tourné le dos. »

Installé à la Californie, sa nouvelle résidence cannoise, le peintre confie à Pierre Daix une somme de courrier resté en souffrance. Parmi les lettres se trouvent des demandes adressées par Alfred Barr, le premier directeur du Museum of Modern Art (MoMA) de New York. Daix prend le dossier en main. « J’ai alors pénétré réellement dans l’histoire de Picasso. » Il l’accompagnera jusqu’à la fin, après avoir rédigé quelques catalogues, pour lesquels Picasso lui révélera des peintures jamais montrées, tel Le Suicide de Casagémas. À la mort de l’artiste, Daix assiste avec consternation à l’inventaire mené par les équipes du commissaire-priseur Maurice Rheims, qui retournent sans ménagement les tiroirs contenant toute l’intimité de Picasso. « Aucun conservateur ne s’était rendu sur place auparavant et personne n’avait idée de la richesse de ce qui restait. » Un certain nombre d’œuvres disparaîtront, dont le fameux portrait de Staline. « La dernière fois que Picasso me l’a montré, il était glissé dans un livre. Mais après sa mort, aucun inventaire n’a été fait de la bibliothèque. » Pierre Daix sera finalement intégré, après suggestion du MoMA, à la commission de sélection des œuvres constituée en vue de la création du Musée Picasso, à Paris, suite à la dation de la famille. Beaucoup de ces propositions seront toutefois refusées, au motif de ne pas être « assez muséales ». « Je voulais aussi que soient conservés tous les carnets de Picasso, soit plus de 180. Seuls dix d’entre eux ont été retenus. La plupart ont ensuite été désossés et vendus pièce par pièce. »

Témoin encombrant
Une fois ouvert, le musée fera peu appel à ce témoin encombrant de la vie de Picasso. « L’histoire de Picasso était extra-universitaire et extra-muséale. À sa mort, les musées français ne conservaient que trois Picasso. » En France, Daix ne participera qu’à deux expositions temporaires, dont, récemment, « Picasso et les maîtres », alors que les États-Unis ou l’Espagne l’ont accueilli à bras ouverts. « Peu de directeurs du Musée Picasso ont été des “picassiens” », remarque-t-il aujourd’hui. Parfois jusqu’à la caricature. En 2003, lors d’une exposition consacrée aux archives de Picasso, une fausse lettre d’Aragon est exposée comme un original dans les salles du musée. « Je connaissais ce document. Ils n’avaient qu’à me téléphoner », explique alors Pierre Daix au journal L’Humanité, qui a révélé l’affaire. Idem, aujourd’hui, si vous lui demandez son avis sur les œuvres de Picasso récemment exhumées par un électricien. « Il s’agit sûrement, vu leur format, d’un paquet du déménagement de la rue de la Boétie, dont Picasso a été chassé en 1952. »

Mais qui demande encore son avis à celui que les musées ont tout fait pour éloigner du travail institutionnel mené sur Picasso ? Depuis le huitième étage de son appartement de l’est parisien, Pierre Daix n’en a cure. Il vient de livrer un nouvel ouvrage d’histoire de l’art qui, là encore, n’a rien d’académique dans sa forme et son fonds (Paris des arts, 1930-1950, éd. RMN), consacré à cette période qu’il a si bien connue. Dans la salle à manger sans ostentation de son appartement, où il reçoit, les murs sont décorés d’œuvres d’Antoni Clavé ou d’Yves de la Tour d’Auvergne. La création contemporaine ne l’intéresse guère, « question de génération », s’excuse l’intéressé. Les amis peintres de son âge, ils n’en comptent plus beaucoup, hormis Zao Wou Ki ou Pierre Soulages. Celui-là même qui a décidé de construire lui-même son musée à Rodez. Une leçon, sans doute, tirée de l’expérience malheureuse de Picasso, dont le camarade Daix a été le grand témoin. Longtemps silencieux.

Pierre Daix en dates

1922 : Naissance à Ivry-sur-Seine.
1939 : Adhésion au parti communiste (PC).
1940 : Première arrestation.
1944 : Déportation à Mauthausen.
1947 : Rédacteur en chef des Lettres françaises.
1966 : Catalogue raisonné de l’œuvre peint de Picasso (1900-1906), avec Georges Boudaille.
1966 : Mariage avec Françoise London.
1972 : Quitte le PC et les Lettres françaises.
1980 : Journaliste au Quotidien de Paris.
1983-1985 : Chroniqueur de l’émission Désirs des arts sur Antenne 2.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°356 du 4 novembre 2011, avec le titre suivant : Pierre Daix, historien de l’art

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