Bande dessinée

Philippe Geluck - « J’adorerais être un peintre de génie et je ne le suis pas. Pourtant, je suis heureux. »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 25 août 2014 - 2124 mots

Sympathique et décontracté, fidèle à l’image qu’il renvoie sur les plateaux de télévision, le père du Chat donne sa vision de l’art, du marché… et de la vie.

L’œil En France, on vous connaissait comme humoriste-chroniqueur pour Laurent Ruquier ou Michel Drucker. Ces dernières années, on vous découvre artiste, dans les foires et les galeries. Un virage ?
Philippe Geluck
Non, j’ai commencé ma carrière par des expositions, puis j’ai réalisé des dessins pour la presse, ce qui m’a permis de toucher des millions de lecteurs. Mon envie, c’est de partager ; mon bonheur est qu’une image soit vue le plus possible. Quand un particulier achète l’un de mes dessins, ce qui me chagrine, c’est que ça en réduit la visibilité ; heureusement, il y a l’édition de livres, et je prends toutes mes œuvres en photo pour en garder trace. Me séparer de certaines pièces est parfois un déchirement. Donc, j’essaie de ne pas perdre de vue mes acheteurs. J’en ai un par exemple en Amérique du Sud.

À quel âge avez-vous commencé ce travail d’artiste ?
J’ai publié mes premiers dessins dans un journal humoristique à 16 ans et participé à ma première exposition collective à 18 : c’était « La Vénus de Milo ou les dangers de la célébrité » pour le Palais des beaux-arts de Bruxelles. Tous les artistes qui avaient traité de la Vénus étaient réunis. Je me suis ainsi retrouvé aux côtés de Man Ray, Ronald Searle, Dalí… L’exposition a voyagé à Paris, Londres, Milan, Copenhague. La Galerie Maya de Bruxelles m’a repéré. Chez elle, j’ai pu exposer mes dessins à l’encre de Chine rehaussés d’aquarelle, en même temps qu’Alechinsky, Henri Michaux, Christian Dotremont… Mon univers n’était pas proche de la BD alors, plutôt de celui de Folon ou de Topor. Les sujets abordés étaient toujours humoristiques, grinçants, mais assez esthétiques. Pendant dix ans, jusqu’à l’âge de 28 ans, j’ai réalisé énormément de ces dessins et aquarelles, montrés dans une trentaine d’expositions, jusqu’à ce que je crée Le Chat.

Comment est né Le Chat ?
Il est né en 1983 à la demande du journal Le Soir, dont il est rapidement devenu la mascotte. Trois ans plus tard sortait le premier album chez Casterman. Le jour des 20 ans du Chat, en mars 2003, Le Soir publie un numéro spécial (sans une seule photo) pour lequel je réalise quatre-vingts dessins inédits et dont mes amis dessinateurs tels que Siné, Moebius, Schuiten, Loustal, Goffin, Dehaes dessinent les pubs commerciales. Le 27 octobre, l’École des beaux-arts de Paris, pour la première fois de son histoire, ouvre ses portes à la BD avec « Le Chat s’expose », une gigantesque exposition retraçant mon parcours artistique, depuis les premiers cartoons jusqu’aux sculptures et toiles monumentales en passant par les aquarelles, détournements d’objets et mur vidéo. Présentée ensuite à Bruxelles, Bordeaux et Rennes, l’exposition attirera 350 000 visiteurs.

Aujourd’hui, la BD connaît un engouement croissant sur le marché de l’art, toutes les maisons de ventes aux enchères s’y mettent. Est-ce une bonne chose ?
À mon sens, la BD est aujourd’hui trop exploitée par ceux qui veulent absolument créer un marché, une cote. Je n’aime pas trop participer à ces ventes aux enchères. J’ai peur d’un effet de mode. Si les prix grimpent de manière naturelle, d’accord : on peut ainsi considérer un original d’Hergé comme un chef-d’œuvre. Mais c’est une erreur de vouloir monter artificiellement une cote qui un jour se dégonflera. Les évolutions de prix doivent se faire naturellement, un artiste se construit sur une vie. Si mon travail est de qualité, il prendra de la valeur. L’art-spéculation m’effraie, ce n’est pas ce que j’aime. Certains prix délirants me gênent, même s’ils flattent l’ego de l’artiste.

Quels prix atteignent vos œuvres aux enchères ?
L’une de mes toiles a atteint 35 000 euros aux enchères, des œuvres sur papier, 8 000 euros. Mais, vous savez, je suis grand-père d’un petit enfant de 2 ans qui me rappelle à l’ordre : ce n’est jamais que de l’encre sur papier ! Car je lui fais un dessin et il gribouille dessus : c’est formidable, cela remet les idées en place. Ce dessin-là, personne ne l’aura jamais, il ne sera jamais ni exposé, ni vendu.

Vous qui êtes aussi un habitué des plateaux de télé et de radio, votre célébrité de chroniqueur n’a-t-elle pas accéléré votre carrière artistique et fait monter votre cote ?
Quand j’ai commencé à faire de la télé, avec Ruquier et Drucker, mon éditeur a multiplié les ventes de mes albums par 8 en France. Mais à présent, je suis totalement retiré de la télé : j’ai quitté Drucker en 2006 et Ruquier en 2007. Cela n’a pas empêché mon dernier livre de se vendre à 320 000 exemplaires. Il faut tenir dans la durée ; je me sens légitime, mon travail est apprécié, renouvelé. Je suis totalement un auteur. Et mes œuvres graphiques ne sont pas appréciées différemment du fait de ma notoriété, laquelle peut même constituer, dans le milieu de l’art, un handicap. J’ajoute qu’en Belgique, les gens savent que j’ai commencé en exposant, contrairement à la France qui me connaît d’abord comme chroniqueur humoriste.

Dans quel milieu avez-vous grandi, et quelle formation avez-vous reçue ?
J’ai grandi dans un milieu artistique, avec un père dessinateur et une mère soprano. Jeune adolescent, au théâtre, je tombais amoureux des jeunes premières que je rêvais de prendre un jour dans mes bras et je crois que j’ai fait le métier d’acteur pour cela ! J’ai fait des études de théâtre à l’Institut national des arts du spectacle et j’ai exercé le métier de comédien pendant dix ans, parallèlement à mes expositions. Et je ne jouais pas que des personnages comiques, mais des rôles graves comme Werther dans Werther 75 ou Mackie dans L’Opéra de quat’sous. J’ai voulu quitter ce métier quand est né mon premier enfant pour le voir grandir, ne plus avoir à partir loin en tournée, en Angleterre, en France, en Yougoslavie, etc. Je voulais pouvoir raconter une histoire à mes enfants le soir avant qu’ils s’endorment. Et c’est pareil aujourd’hui avec mes petits-enfants. La famille a toujours été une priorité pour moi. Je vois tant de dégâts chez certains artistes.

Aujourd’hui, vous êtes à la tête d’une petite entreprise, avec votre boutique de produits dérivés en ligne…
De manière générale, les personnages de BD et de dessins animés génèrent des centaines de produits dérivés. Moi, tous mes produits sont des créations. Je les ai moi-même imaginés et dessinés, pour différents supports : mug, vaisselle, carte postale, affiche… Ils sont ensuite produits par des partenaires et vendus sur la boutique en ligne. Je suis perfectionniste, je ne laisse rien partir que je n’ai validé. Je suis entouré d’une équipe de sept personnes, dont une qui s’était mise à collectionner le Chat quand il n’avait que 9 ans !

Le Chat vous survivra-t-il ?
Non, après moi je ne veux pas que quelqu’un dessine mon personnage : j’ai peur qu’on découvre qu’il est trop facile à faire ! Mais pour la gestion de mes originaux, de mes droits, je dois en discuter avec mes enfants : cela peut les intéresser ou pas de gérer l’œuvre de leur père, je n’ai pas à leur imposer cela, mais s’ils le souhaitent, tant mieux.

Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Pour l’instant, je travaille beaucoup sur l’art lui-même. J’ai fait des détournements-hommages de Pollock, Matisse, Alechinsky, Vasarely... J’ai une inspiration « guidée », une idée en entraîne une autre, puis une autre, et à un moment je m’arrête sur l’une d’elles. Je trouve parfois mon inspiration dans la presse, dans l’actualité. Parfois l’idée vient miraculeusement, comme une lampe qui s’allume au-dessus de ma tête. Alors je la note, sur un carnet ou sur mon iPhone. Je suis d’un naturel curieux, observateur, à l’écoute, passionné, et je suis un lecteur acharné comme mon père, qui lisait tout ce qu’il voyait, même les panneaux indicateurs et les plaques minéralogiques ! J’essaie de tout voir, de tout comprendre et, in fine, d’améliorer le système…

Vous avez exposé à la fois à Drawing Now au Carreau du Temple et à Art Paris Art Fair au Grand Palais, sans parler de la Brafa à Bruxelles. Est-ce une consécration ?
Je n’ai pas la prétention d’être un peintre, j’ai trop de respect pour Bacon ou Alechinsky – le voir travailler est un enchantement. Je ne joue pas dans cette catégorie. Mais quand je termine un accrochage, je ne suis pas mécontent, je me dis parfois : « Ça a de la gueule. » Les œuvres exposées dans les deux foires parisiennes étaient toutes inédites, dessins à Drawing Now, toiles et sculptures à Art Paris. Quand je crée, je n’ai pas de certitude ; à chaque fois, je repars d’une feuille blanche et, à l’arrivée, j’essaye d’avoir un vrai jugement sur mes qualités (ou défauts) graphiques. Et je prends du recul par rapport à un certain art contemporain prétentieux. Sur l’un de mes dessins, Le Chat parle les yeux dans les yeux au lecteur et déclare : « Ce dessin vaut 7 milliards et demi de dollars, ce qui en fait l’œuvre d’art la plus chère du monde. » Puis dans une autre bulle : « Mais nous sommes prêts à négocier le prix. »

Qu’est-ce qui vous exaspère le plus dans l’art contemporain ?
Les gens qui refont un monochrome et se prennent au sérieux. Duchamp a fait un urinoir quand il le fallait. Allais avait exposé une série de monochromes sur le mode humoristique avant 1890 et Paul Bilhaud, le premier, signa Combat de nègres la nuit dans une cave en 1882… Cela m’enchante ! Aucun historien d’art ne mentionne jamais cela ! Alors que l’acte fondateur de l’art abstrait a été réalisé par un humoriste ! Cela change la donne, non ? Moi, je me sens plus proche d’Alphonse Allais que de Malevitch. Je me souviens, au Whitney Museum de New York, il y a vingt ans, avoir vu des visiteurs s’extasier devant une boîte abritant un extincteur, avec une canette de Coca-Cola tordue posée dessus ; le gardien est passé avec un sac-poubelle et a embarqué la canette !

Êtes-vous collectionneur ?
J’ai un tableau d’Étienne Elias, un artiste pop belge (élève de Roger Raveel) et un Charles Drybergh. Raveel est pour moi un grand peintre, méconnu à l’international, mais digne des artistes pop américains. Il n’a pas eu la chance de travailler avec une galerie qui l’ait porté vers les plus grands musées. Sinon, j’ai des dessins de Reiser, Sempé, Siné, Chaval… C’est un peu ma famille. Je suis très peu collectionneur, en fait.

Fréquentez-vous les musées ?
Les musées, j’adore ! Je visite, je regarde, j’absorbe. Je suis souvent dans l’émotion, bouleversé d’être devant une œuvre originale : Rembrandt était là, avec son pinceau ! Je ressens ce lien de peintre à spectateur, d’artiste à artiste…

De quoi rêve l’artiste Geluck ?
Peut-être faire davantage de sculptures. Il y a dans les bronzes un sentiment de traversée du temps qui me plaît. L’art, c’est tant de choses différentes ! Que restera-t-il de tout cela ? Et quelle importance ? Pour moi la postérité, c’est maintenant. Regardez Mozart et Salieri. C’est le premier qui est connu alors que c’est le second qui était invité dans les salons. Être dans la justesse, la sincérité, voilà la seule chose qui compte. J’adorerais être un peintre de génie et je ne le suis pas. Et pourtant, je suis heureux de ma vie. Van Gogh, c’était tout le contraire.

Repères

1954
Le 7 mai, naissance à Bruxelles

1971
Le journal humoristique L’Œuf publie ses premiers dessins humoristiques

1983
Naissance du Chat

1995
Premières collaborations avec Ruquier sur France Inter puis, en 1999, sur Europe 1

1999
Drucker le recrute

2003
Jean-Jacques Aillagon le fait chevalier des Arts et des Lettres le soir du vernissage de son exposition aux Beaux-Arts de Paris

2014
Expose au salon Art Paris Art Fair et à Drawing Now

Bientôt un nouvel album et une nouvelle expo

Depuis la naissance du Chat en 1983, Philippe Geluck a publié dix-huit albums de son anti-héros drôle et désabusé. En tout, le dessinateur revendique une trentaine de livres. Le 8 octobre prochain, il publiera un nouvel album du célèbre matou, peu de temps avant le vernissage de sa nouvelle exposition à la Galerie Huberty-Breyne, à Paris (du 17 octobre au 29 novembre 2014). À propos de la réalisation de ses albums, Philippe Geluck raconte : « Ma femme est ma première lectrice. Je suis perfectionniste et, à chaque parution, j’essaye de faire mieux, alors elle me dit toujours : “Tu crois que Beethoven voulait que la 5e soit meilleure que la 4e !” »

www.geluck.com et www.petitspapiers.be

Légende photo

Philippe Geluck - © Photo Julie Moreau de Bellaing

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°671 du 1 septembre 2014, avec le titre suivant : Philippe Geluck - « J’adorerais être un peintre de génie et je ne le suis pas. Pourtant, je suis heureux. »

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque