Art contemporain

Le retour à la peinture

Peinture contemporaine, la revanche des aînés

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 6 février 2021 - 2083 mots

Le regain d’intérêt pour la peinture, qui accompagne les nouvelles générations, profite aussi aux aînés dont l’œuvre a su se réinventer avec le temps. Une (re)découverte qui (re)met en lumière la grande vitalité de la peinture française.

Vincent Corpet, 3581, série Fuck Maîtres, 2011, 172 x 170 cm. © V. Corpet / Galerie Mazel
Vincent Corpet, 3581, série Fuck Maîtres, 2011, 172 x 170 cm.
© V. Corpet / Galerie Mazel

C’est un fait, l’actualité témoigne d’une visibilité accrue de la peinture sur le devant de la scène institutionnelle française. Galeries, musées, Frac et centres d’art, la liste est longue des lieux qui font la part belle à la peinture actuelle. Pépite dans le flot de cette riche actualité : septembre 2022, Garouste recevra les honneurs de l’institution nationale. Voilà qui était attendu ! Cette rétrospective aura lieu à Beaubourg, où le peintre avait déjà été consacré il y a maintenant plus de… trente ans ! C’était les années 1980. À cette époque, une génération de peintres dont on connaît bien les noms aujourd’hui arrive sur le devant de la scène : Robert Combas, Jean-Charles Blais, Hervé Di Rosa, Denis Laget, parmi d’autres. On parle alors de « retour à la figuration ». Autour d’eux, c’est l’effervescence : soutien des critiques, des collectionneurs et de l’État ; grande visibilité en France et à l’étranger… Et après ? La peinture continue, évidemment, dans le secret de l’atelier, mais l’excitation, en dehors, est un peu retombée…

Je t’aime moi non plus

« En fait, la peinture n’a jamais disparu, comme le remarque la galeriste Nathalie Obadia. Elle a été occultée du champ d’action des diffuseurs institutionnels de l’art, plus particulièrement en France. » Pour certains peintres, la reconnaissance institutionnelle, à l’échelle nationale, ne sera plus si évidente. Combas dit avoir souffert d’une réelle « mise au ban » : « Dans les années 1990, s’est créé un réseau fait de galeries, de centres d’art, de foires d’art, de puissants collectionneurs privés – et, plus grave, les musées ont suivi – qui a voulu imposer une vision unique de l’art dit contemporain. Installations, photos, vidéos étaient les formes nouvelles, nouvelles normes ; et nous, les peintres, devenions des ringards à dégager de ce petit milieu d’élite. Des critiques, des grands marchands, des directeurs de musée, qui m’avaient porté aux nues se sont détournés de moi. J’étais représenté par de grandes galeries, elles m’ont laissé tomber. J’étais très sollicité par les institutions, les médias, j’étais présent dans toutes les grandes expositions de groupe. Puis, plus rien ! Une traversée du désert pendant quelques années. »

Même constat pour Hervé Di Rosa, qui se souvient : « Il y a eu quelques achats de Frac et de Fnac dans les années 1980 et 1990, puis plus rien. À Paris, seule Suzanne Pagé m’a ouvert les portes du Musée d’art moderne de la ville, en 1987. Il y a 34 ans ! Aucune institution publique parisienne ne m’a jamais proposé une exposition personnelle depuis cette date. Par exemple, j’ai fait une importante donation au Centre Pompidou en 2013 et jamais, à ma grande tristesse, le musée ne m’a proposé d’exposer ces œuvres. Sans le privé, je n’aurais pas eu de grande rétrospective de mon travail depuis 34 ans à Paris ! » Et Denis Laget d’ajouter : « Je fais effectivement partie de cette génération qui a été montrée très tôt, ce qui nous semblait naïvement alors tout à fait normal. Cet enchaînement (expositions en galeries, musées, soutien de l’Afaa [ancêtre de Culturesfrance], achats des Frac, Biennale de Venise, Villa Médicis, etc.) a duré des années 1980 à 1990 et s’est évanoui par la suite avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’artistes, majoritairement plasticiens, vers laquelle l’institution a tourné son regard et son soutien. J’ai eu, à cette période, un parcours que j’appelle “à la Sterling Hayden” [acteur américain à la carrière atypique, ndlr]. J’ai la chance d’avoir des collectionneurs fidèles, fervents, voire têtus, des textes de critiques que j’estime et quelques esprits libres de l’institution m’ont permis d’affronter cette période d’invisibilité. »

Des soutiens fidèles et des « esprits libres », il y en a eu, bien évidemment ! Maints galeristes, collectionneurs, critiques et conservateurs ont œuvré pour la peinture. Et, fort heureusement, ce désamour de l’institution nationale n’a pas empêché l’accomplissement de ces divers parcours. Tout comme Denis Laget, Robert Combas évoque « la chance d’avoir le soutien de beaucoup de collectionneurs fidèles ». C’est « grâce à eux, dit-il, que j’ai pu vivre et continuer à peindre jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, si je suis très peu présent au niveau institutionnel, je suis bien présent sur le marché de l’art international. » De même, Hervé Di Rosa rappelle « que le marché l’a toujours soutenu », et souligne l’importance « de distinguer les institutions parisiennes des autres : heureusement de nombreux musées de nos régions ont fait des expositions de mon travail. »

(Re)découvertes

Un coup d’œil sur l’actualité des dix dernières années révèle un fait général : les plus belles expositions muséales récentes de nos chers peintres ont eu lieu en province, hormis Garouste à Beaubourg et Marc Desgrandchamps – dont l’histoire ne « s’identifie pas à un parcours générationnel » et dont « la visibilité institutionnelle a plutôt été liée aux années 2000 » –, qui a été exposé à Beaubourg en 2009 et au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2011. Contre le désintérêt de Beaubourg, ou des grandes instances parisiennes, tout un réseau de musées plus modestes ou de structures privées ont permis de (re)découvrir l’œuvre de tous ces peintres qui ont su se renouveler depuis plus de 40 ans maintenant ! Une longue durée pendant laquelle la peinture française a été soutenue par un vaste réseau d’individus. Comme le souligne Vincent Corpet, qui rappelle ne pas « croire un instant à un quelconque regain actuel pour la peinture » : « J’ai toujours été soutenu par des individus au sein des institutions – que j’ai connus lorsque nous avions une vingtaine d’années –, mais il ne me semble pas “par” l’institution, qui n’est personne et rien… » Pour l’artiste, qu’elles fussent organisées en galeries ou musées, toutes ses expositions « ont été du plaisir, peut-être parce qu’elles ont toujours été très fabriquées par [lui] »

Tout regard rétrospectif porté sur une œuvre est du reste essentiel pour mieux l’appréhender. Les trois dernières expositions personnelles de Denis Laget (Frac Auvergne, Musée des beaux-arts de Rennes et Musée Estrine) ont ainsi été pour « pas mal de gens du milieu » des occasions de redécouvrir ou de découvrir sa peinture « restée invisible pendant longtemps ». Une manière réjouissante, pour lui, de voir que « les peintures tiennent et vivent leur vie ». Exposer dans un musée, c’est aussi une façon de « réinscrire le travail dans la durée » et d’en mesurer certaines évolutions, note Philippe Cognée. Certaines de ses expositions ont ainsi été révélatrices de « nouvelle direction » et de « moment marquant » dans le travail, comme au Musée d’Amiens ou, plus récemment, au Musée de Grenoble. Pour Robert Combas, une rétrospective, c’est montrer « toutes les facettes d’une œuvre » : ainsi, au Musée d’art contemporain de Lyon, « comme une œuvre totale », ont été mixés sculptures, vidéos, collages, peintures, musique ; exposition qui a été le « plus grand bonheur » de sa « vie d’artiste ».

Pour Hervé Di Rosa, l’exposition organisée à la Maison rouge a permis de montrer un résumé de ses univers, « 35 ans de travail : Art modeste, collections, MIAM, projet “Autour du monde” », une manière de faire découvrir des « facettes peu connues » de son œuvre. Quant à Marc Desgrandchamps, exposer au musée cela peut être aussi une manière de dialoguer avec les collections et d’« approfondir la notion d’atemporalité », comme au Musée de Caen où cohabitaient peintures et gravures. Dialogue avec des collections historiques que suggère aussi la belle exposition de Philippe Favier au Musée de Valence, entre beaux-arts, archéologie et histoire naturelle. Tout comme Vincent Corpet s’est souvent confronté aux « (fuck) maîtres », récemment au Musée de Chantilly, au Musée Delacroix à Paris ou au Musée Ingres de Montauban.

Retours et émergences tardives

Certaines expositions actuelles mettent aussi en lumière des démarches qui paraissent soudain (ré)émerger au-devant de la scène, alors qu’elles sont nées voilà plusieurs décennies. Hélène Delprat est une peintre très active au début des années 1980. Puis, explique-t-elle, en 1995, « alors que “tout marche bien”, je quitte la galerie sans en chercher une autre et décide de travailler seule, de ne rien montrer et d’essayer d’autres choses ». Si l’artiste continue de peindre, elle commence aussi à filmer, à écrire des pièces et à réaliser quelques scénographies. Ainsi, dit-elle évoquant cette époque, « j’ai disparu de la scène artistique qui m’ennuyait et ne me stimulait plus ; il faudra attendre 2010, date de ma rencontre avec Christophe et Nathalie Gaillard, pour que je réapparaisse et retrouve le plaisir de montrer mon travail ». Depuis cette date, Hélène Delprat a une actualité riche en expositions personnelles ou collectives, de la Maison rouge et du Musée des beaux-arts de Caen au Palazzo Grassi de Venise.

Issue d’une même génération, Nina Childress peint aussi depuis les années 1980, mais de manière « indépendante », sans « parcours institutionnel ». Ce n’est qu’au début des années 2000, raconte-t-elle, « grâce à Ramon Tio Bellido et Frédéric Paul », que « quelques Frac m’ont acheté, sans m’exposer pour autant ». Il lui faudra attendre de rentrer dans la Galerie Bernard Jordan, à plus de 45 ans, pour que son travail trouve une réception institutionnelle. « En 2009, à mon grand étonnement, Christian Bernard m’a donné carte blanche dans une enfilade de salles au Mamco et Yannick Miloux programmée dans une exposition personnelle au Frac Limousin. Ma reconnaissance actuelle est partie de là. »

Persistance

Ces dernières années, de nombreuses expositions « peinture » ont ainsi été organisées, dans lesquelles le travail des aînés s’est mêlé à celui des plus jeunes. Que pose comme question ce type d’exposition transgénérationnelle ? Comme le souligne le critique d’art Richard Leydier, « les jeunes sont férus de rencontres avec des aînés, pour aborder des questions picturales, mais aussi parce que les plus âgés ont rencontré avant eux des difficultés similaires. Et il y a chez les plus vieux une satisfaction à voir de plus jeunes reprendre le flambeau, à se lancer avec courage dans ce qu’il faut bien appeler un sacerdoce. » « Donner forme à une image issue de son cerveau demeure le challenge ultime, c’est ainsi », note Richard Leydier.

Exposer la peinture, c’est la regarder, l’interroger et, quelque part, la redéfinir. Dans ce qui fait sa force singulière. Sa permanence. Au-delà du marché, au-delà des modes, au-delà du temps, au-delà du conformisme, au-delà des fins et des retours. Mais qu’est-ce que la peinture ? Pour Marc Desgrandchamps, il n’y a pas une peinture, mais « des peintures ». Et exposer avec des peintres plus jeunes, c’est aussi une manière de découvrir cette diversité. Richesse d’une « scène très vivante avec de nombreux jeunes artistes qui développent un travail de grande qualité » et qui se veut « stimulante ». Mais « il ne faut pas non plus que, dans “la peinture”, on ne sous-entende que du positif, car il y a aussi dans “la peinture” beaucoup de mauvais art académique, pénible ou commercial », souligne Hervé Di Rosa. Finalement, la seule question valable est de faire œuvre, et peu importe l’âge de celui qui l’a produite. Comme le remarque Vincent Corpet, « la notion de “jeunes artistes” ne m’intéresse pas, ou bien ils sont artistes, ou bien ils ne le sont pas ; je soutiens tous ceux qui le sont. » L’essentiel, précise Philippe Cognée, c’est que l’œuvre « soit juste ». « Le sexe et l’âge ne comptent pas », rappelle Hélène Delprat qui ne se « pose pas la question du contemporain » : « Je fais, c’est tout. »

La peinture, note Vincent Corpet, ce n’est pas de la fabrication d’images : « Je n’ai rien contre l’image, mais je ne crois pas que ce soit le propos de la peinture ». Pour Marc Desgrandchamps, l’attention renouvelée pour le médium peinture « passe beaucoup par la représentation et l’engagement qui la sous-tend, ce qui fait qu’un tableau n’est pas un objet de décoration, mais une surface agissante au sein du monde contemporain ». Une peinture qui, selon Nathalie Obadia, se veut aujourd’hui plus souvent « figurative, narrative », comme si elle « devait être utile dans l’espace social ». Une surface agissante « faite de couleurs, de matières, de fonds et de formes » qui puisse « offrir au regard des sensations et des émotions », souligne Philippe Cognée, aux yeux duquel la peinture exerce une « fascination », une « magie ». Moyen d’expression « le plus démocratique et accessible », précise Hervé Di Rosa, que « tout le monde perçoit immédiatement ». Et Robert Combas d’ajouter : « On peut regarder une peinture à l’infini. Elle est une énergie, pleine de paradoxes. C’est un être humain qu’il l’a créée, sans machine ; ce n’est pas un algorithme, elle garde des mystères. Elle traverse le temps. Je pense que pour un artiste, le plus difficile, c’est de durer. On combat chaque jour pour ça. »

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°741 du 1 février 2021, avec le titre suivant : Peindre, encore et toujours ! Le retour en grâce des aînés

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