Musique

Pascal Dusapin : Il y a un abîme entre un jeune musicien et un jeune plasticien

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 19 mars 2015 - 2068 mots

Compositeur parmi les plus importants de la musique d’aujourd’hui, Pascal Dusapin est aussi un artiste polyvalent qui ne manie pas la langue de bois…

L’œil À l’occasion de vos 60 ans, le public va découvrir ou redécouvrir le Pascal Dusapin compositeur, mais pas seulement. Vous vous intéressez beaucoup aux arts plastiques
et le Lieu Unique, à Nantes, programme votre installation visuelle et sonore Mille Plateaux. Comment est né ce projet ?
Pascal Dusapin
Il y a quelques années, le festival de Donaueschingen, en Allemagne, m’a demandé une création pour orchestre, mais je n’avais pas le temps d’imaginer une nouvelle partition pour cet événement. Alors, j’ai proposé de réaliser une installation à laquelle je tenais beaucoup. Le directeur Armin Köhler a découvert mon « versant plasticien » et a aimé s’engager dans un projet aussi peu habituel pour lui. Cette aventure nécessitait beaucoup de moyens : un gymnase entier à plonger dans le noir total, un dispositif de nombreux écrans composés de tissus polymères très particuliers sur lesquels projeter mes dessins, animés et déformés « multidimensionnellement » en temps réel par des logiciels très sophistiqués. Alors, j’ai proposé au Lieu Unique de Nantes de coproduire cette installation, car ma musique est en résidence auprès de l’Orchestre des Pays de la Loire pour deux ans. Nantes est une ville au dynamisme culturel assez impressionnant.

En quoi ce travail est-il complémentaire de celui de compositeur ?
Je dessine depuis toujours, pour me détendre, pour oublier que j’écris des notes de façon stricte, droite, contrainte, resserrée. Pour retrouver un geste moins contraint, j’ai inventé ces dessins très souples, comme des lianes, dont la matière est l’écriture musicale elle-même. Avec une soixantaine de ces croquis, agrandis à l’échelle de la salle entière, compressés et explosés en volumes par une sorte de boîte noire mystérieuse, j’ai créé Mille Plateaux une installation visuelle et sonore. Que je pense avec les notes ou avec les dessins, je fais un peu la même chose, sauf que le matériau n’est pas le même : quand je décide de projeter un dessin afin qu’il traverse différemment d’un côté ou de l’autre d’un écran, cela ressemble au fond à un procédé d’orchestration, c’est comme un accord sur lequel j’inscris certains instruments, puis je reprends ce même accord et j’y adjoins des instruments différents. Le logiciel IanniX, développé par mon collaborateur Thierry Coduys, permet de transformer ces dessins à l’infini selon des processus que je définis moi-même. Pour le son qui accompagne cette installation visuelle, l’idée du vent m’est venue tout de suite : c’est une vieille habitude chez moi, j’en ai mis partout dans mes opéras. On ne l’entend pas nécessairement comme tel, mais il est là. La musique, ce sont des vibrations de l’air, et c’est fascinant de façonner le vent.

Au Grand Palais, vous vous êtes déjà emparé d’un grand espace…
Oui, pour la manifestation Monumenta en 2008 consacrée à Richard Serra, j’ai pu créer un événement musical pour la Nuit des musées. J’avais déjà collaboré avec cet artiste au CAPC de Bordeaux, au début des années 1990. Il s’agissait de reconstituer le projet de Serra en sons. J’ai réfléchi à ce que m’évoquaient ses sculptures géantes en métal : nous savons que cet artiste joue sur l’idée du poids et je me suis demandé quel pourrait être son invariant en musique ? La complexité fut le Grand Palais lui-même, impossible à sonoriser traditionnellement car trop immense. Avec l’aide de Thierry Coduys, qui s’occupe toujours de l’électronique de mes opéras, j’ai travaillé uniquement sur des sons que l’on n’entend pas pour en extraire seulement les harmonies supérieures, c’est-à-dire précisément celles que peut capter l’oreille humaine, et des sons que l’on appelle Dirac, qui sont en fait des sons sans dimension temporelle, composés uniquement par la fracture entre une fréquence et une autre. J’ai écrit une sorte de plan de conduite assez rigoureux, comme un artiste conceptuel. Le public a perçu une sorte d’onde sonore qu’il pouvait presque toucher tant elle était grave. Cela a duré des heures. Les Dirac sonnaient comme des pluies d’étoiles.

La photo occupe aussi une place importante dans votre vie…
Mon père était un féru de photo et il me l’a apprise assez jeune. Photographier a toujours été essentiel pour moi. Un besoin d’apaisement par rapport à la violence de l’écriture musicale, car c’est très violent d’écrire de la musique. J’ai publié un livre-disque chez Actes Sud mêlant mes Études pour piano et mes photos ainsi qu’un livre plus important publié par la Librairie de la Galerie et la Maison européenne de la photographie rassemblant plus d’une centaine d’images. J’ai aussi réalisé plusieurs expositions dont l’une à la Mep l’an dernier et je viens juste d’exposer en Allemagne.

Dans les arts plastiques vers qui vont vos préférences ?
Mon grand choc, à 20 ans, a été l’art minimal américain : Barnett Newman, Sol LeWitt, Robert Ryman, Donald Judd, Mark Rothko, etc. Cela m’a sans doute conduit à James Turrell à la fin des années 1980. Je vivais un peu à New York et quand j’ai composé To Be Sung, d’après un texte de Gertrude Stein, j’ai eu envie d’associer à cette aventure lyrique ce grand maître de la lumière. Il n’était pas aussi célèbre qu’aujourd’hui. J’ai présenté ce projet à plusieurs institutions lyriques qui n’en ont pas voulu. Cela a été créé finalement en 1994 au Théâtre des Amandiers à Nanterre, car seuls les gens de théâtre pouvaient comprendre ce projet. Mes préférences sont à la vérité très éclectiques. Je ne me soucie guère d’aimer les œuvres en fonction de leurs cohérences stylistiques ou historiques, j’aime les artistes qui me touchent et m’inquiètent mais je déteste ceux qui croient posséder la vérité.
Vous êtes un artiste polyvalent. Pourquoi la musique l’a-t-elle emporté chez vous ?
Tout a toujours été musique chez moi, très jeune. Cela a été une lutte pour que mon entourage me fasse confiance. J’apprenais comme je pouvais le piano et l’orgue, auprès de professeurs imbéciles. Je me suis passionné autant pour Bach que pour les Doors, pour le free jazz que pour Beethoven. Au Conservatoire national de musique et de danse de Paris, j’ai écouté un peu Olivier Messiaen, puis suivi à la Sorbonne les cours de Xenakis, un maître à penser autrement, à la fois compositeur, ingénieur, architecte : il a d’ailleurs travaillé avec Le Corbusier. Étudiant, j’ai fait un peu d’architecture, des arts plastiques à Paris 1. Je butine et j’aime toucher à tout pour comprendre comment les autres pensent. La littérature a également été très importante car, dans ma jeunesse, elle ne me tenait pas à l’écart comme la musique. Aujourd’hui, je lis plus que je n’écoute de musique.

Que signifie créer pour vous ?
C’est une question que je me suis posée dans le cadre de ma chaire artistique au Collège de France en 2007. La création est un champ immense qui ne doit pas être réduit à une seule pratique, même s’il s’agit toujours d’y revenir. Créer me motive, plus encore que composer, même si j’ai le sentiment que la musique me dévore sans cesse. J’ai toujours voulu désenclaver, j’ai toujours fait des efforts pour créer des passerelles. En revanche, je sais que la musique comme je la pratique est un art où le dilettantisme n’est pas permis. Lorsqu’on est face à un orchestre symphonique d’une centaine de musiciens, on est obligé de gérer une masse d’informations techniques inouïe qui n’autorise aucune hésitation. À 20 ans, un interprète classique a souvent 15 ans de formation derrière lui. Il y a un abîme, sur le plan de la maîtrise de son artisanat, entre un jeune musicien et un jeune plasticien. D’autant que beaucoup, dans l’art contemporain aujourd’hui, sont « conceptuels » et ne savent même plus dessiner un mouton. Mais au fond tout cela ne signifie pas non plus grand-chose. La valeur d’une œuvre peut tenir à tant de paramètres différents.

Pourquoi l’art contemporain a-t-il réussi à séduire un public beaucoup plus large que la musique contemporaine ?
La musique contemporaine comme l’art contemporain ont suscité des résistances pérennes. Mais la musique écrite n’est pas un bien marchand et ne le sera jamais. Aucun mécène fortuné ne peut spéculer sur une partition musicale et en faire monter la cote. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ceux qui investissent et revendent ne se posent même pas la question de savoir s’il existe une musique qui serait le corollaire de l’art qu’ils achètent. J’aime la musique parce qu’elle sait encore se poser des questions de grammaire. L’art dit contemporain est devenu un style et est parvenu à se dégager de certaines contraintes historiques de la culture, même s’il en est l’héritier, contrairement à la musique qui ne confond pas le style et la grammaire, comme disait Flaubert… Dans les années 1960, le champ des arts plastiques s’est déplacé vers celui de la publicité et de la pop culture et certains artistes comme Warhol ou d’autres ont su saisir cette opportunité. Ce qui fait qu’aujourd’hui il y a plus de passerelles entre David Bowie et Murakami qu’il n’y en avait entre Duchamp et Varèse.
J’écris pour l’Orchestre de Chicago, l’un des plus grands orchestres au monde et, pourtant, j’ai le sentiment d’une culture en danger alors que presque aucune petite ville ne saurait exister politiquement sans sa pièce d’art contemporain. La musique écrite se bat contre des moulins à vent et des politiques en charge de la culture, pour la plupart ignares musicalement et élevés au biberon du Top 50. Pourtant, il y a dans ce pays une quantité invraisemblable de gens qui aiment et font de la musique, pas uniquement des amateurs de playlists de Fun Radio. Il y a des centaines d’écoles et de conservatoires de musique autour de Paris. Si nous prenons le temps d’aller vers ces jeunes générations et de leur expliquer notre travail, ça se passe très bien , même s’il y a un défaut d’éducation musicale dans les lycées et, en France, une paresse chronique de l’intelligentsia avec la musique. Souvent on me dit que cette musique est difficile et le mot « élitiste » ne manque jamais de claquer comme une guillotine. Le combat d’une nouvelle conscience d’aujourd’hui ne se situe plus autour de cette question de l’élitisme mais contre la dominance. Quelle est la musique dominante aujourd’hui ? Celle de Vanessa Paradis, de Joey Star ou celles de gens comme moi ?

Attendez-vous beaucoup de la Philharmonie ?
J’en attends tout car c’est un projet éducatif de très grande ampleur, à long terme, pas seulement un lieu de concert. Le président de la Philharmonie, Laurent Bayle, a déjà révolutionné la vie musicale et fait revenir à Paris les grands orchestres internationaux. Les enjeux de renouvellement du public sont cruciaux et j’espère qu’un nouveau public y viendra. Je vais y être invité à plusieurs reprises cette année et j’en suis très heureux. Regardez les concerts BBC Proms à Londres : il y a plein de jeunes debout, la moitié avec des bières ! Et quand ça commence, il n’y a aucun bruit. Question de culture. En France, il y a environ une quinzaine d’orchestres symphoniques contre plus de 250 en Allemagne. Je crois qu’il n’existe chez nous qu’un seul orchestre de jeunes dans un lycée, à Tours, alors qu’outre-Rhin il existe quasiment un orchestre dans chaque lycée. En France, la musique n’a pas dégagé d’espace critique, contrairement aux arts plastiques ou à la littérature. Il n’existe même pas une revue de pensée sérieuse sur la musique et la plupart des prétendus intellectuels, beaux esprits et journalistes en charge de l’édification des masses, préféreront toujours se balader dans les vernissages avec une coupe de champagne à la main !

Repères

1955
Naissance à Nancy

1974
Élève d’Ianis Xenakis à la Sorbonne après avoir été auditeur libre au Conservatoire national supérieur de musique et de danse auprès d’Olivier Messiaen

1981-1983
Pensionnaire de la Villa Médicis

1998
Grand Prix de la Ville de Paris. Il reçoit également une Victoire de la musique pour le disque gravé avec l’Orchestre national de Lyon

2002
Compositeur de l’année aux Victoires de la musique

2006
Élu membre de l’Académie des Arts de Munich

2006-2007
Professeur à la chaire de Création artistique du Collège de France

2015
Résidence de deux ans auprès de l’Orchestre national des Pays de la Loire. Le lundi 27 avril à 20h30 au Lieu Unique à Nantes, l’ensemble Utopik propose de parcourir l’œuvre de Pascal Dusapin

L’installation Mille Plateaux est visible sur www.mille-plateaux.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°678 du 1 avril 2015, avec le titre suivant : Pascal Dusapin : Il y a un abîme entre un jeune musicien et un jeune plasticien

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