Art contemporain

Ode à la terre, Marinette Cueco

Par Amélie Adamo · L'ŒIL

Le 6 juillet 2020 - 1809 mots

Au cours de ses promenades, Marinette Cueco collecte des feuilles et des pétales qu’elle assemble dans de délicats herbiers tandis qu’elle sculpte, tresse et tisse les tiges et les racines glanées par hasard pour montrer l’infini beauté de la nature.

Quand vous l’interrogez sur les sources de son travail, Marinette Cueco évoque sans hésiter son attachement à la nature, à ses origines paysannes et corréziennes : « J’ai vécu mon enfance à la campagne pendant la guerre, en Corrèze où la nature nous permettait de survivre. Mon père était communiste, et mes oncles dans le maquis, c’était l’invasion. Cette proximité a joué un rôle décisif pour le reste de ma vie : j’aime me perdre dans les forêts, nager dans les rivières ; je connais les plantes, je n’ai pas peur des animaux, le temps qu’il fait influence mon humeur et mon énergie. » C’est de ce rapport originel à la terre que l’artiste a su tisser une singulière poésie, de force et de délicatesse mêlées.

Les pierres, ces vies refroidies

Marinette Cueco « a les pieds dans les pissenlits et la tête dans les étoiles », note l’historien et critique d’art du Journal des Arts, Itzhak Goldberg, qui évoque la « fragile solidité » d’une pratique délicate et intime, n’ayant « jamais coupé les ponts avec le terroir ». C’est dans la nature, en effet, que Marinette Cueco puise son inspiration, laissant aller son œil et son imaginaire à la rencontre du paysage. Qu’elles soient réalisées à l’atelier ou in situ, toutes les œuvres de Marinette Cueco extirpent leur substance première de balades en nature où l’artiste prélève son matériau minéral ou végétal. Pierres, herbes, plantes : chaque matériau est vecteur d’une dimension picturale et graphique, choisi selon sa texture, sa forme, sa couleur. Une matière première qui induit des contraintes à partir desquelles l’artiste doit inventer une manière de travailler. « Adapter le processus de travail aux matériaux glanés par hasard », voilà une constante pour Marinette Cueco.Les « herbiers » de Marinette Cueco se réinventent en fonction de la qualité visuelle du matériau trouvé : répétition de formes, délicatesse de la texture, poésie des couleurs. S’ils reflètent une ferveur pour les plantes et témoignent des connaissances de l’artiste en botanique, qui lui viennent de son père expert en forêt, les herbiers de Marinette Cueco sont aussi chargés d’une singulière dimension tant plastique que poétique. « Au début, nous dit-elle, dans les années 1970, les herbiers étaient surtout un outil de recherche (botanique, linguistique) et de connaissance : l’histoire, la forme, le classement, la façon de nommer, du latin au vernaculaire. Mais, peu à peu, ils ont pris un “tour à ma façon”. C’est-à-dire en mettant en valeur une forme, un appendice, un aspect graphique ; les pages sont devenues plus grandes ou plus petites et, tout en gardant leur valeur de témoignage, d’outils de compagnonnage, elles ont privilégié l’aspect graphique, coloré ou insolite. »

La réalisation des installations et objets, faits de structures végétales tramées, induit une même capacité d’adaptation au matériau trouvé. C’est avec une grande patience et beaucoup de dextérité que Marinette Cueco entreprend le tissage des fibres végétales, comme l’herbe. Matériau particulièrement fragile et cassant, mais que Marinette parvient à travailler grâce aux techniques textiles dont l’apprentissage lui vient de sa mère et de sa grand-mère. Formes géométriques, cercles, spirales, ces œuvres tissées sont toujours réalisées de manière très minutieuse, à travers une gestuelle délicate et répétitive. De par leur nature, elles incarnent une poésie de la fragilité qui symbolise tant le vivant que notre rapport au temps. Ce que symbolisent fortement les Pierres captives, minéral enserré dans un écrin végétal : poétique union des contraires, là le solide, le permanent, le figé, ici l’éphémère, le mouvement. Pour l’artiste, « les pierres, c’est un secret. Des vies refroidies, des cerveaux endormis. Quand je les emprisonne ou que je les enlace de végétal, c’est comme un appel : du souple au solide, du léger au puissant, du vivace au dormant ».

Un Land art de proximité

C’est dans son « apparente fragilité » que l’œuvre de Marinette tire sa « force », comme le suggère Danielle Molinari. De même, précise-t-elle, « la référence à la nature et au passage du temps peuvent se faire l’écho de la poésie romantique ou, comme avec les herbiers, de la relation fusionnelle, solitaire et ataraxique d’un Jean-Jacques Rousseau, promeneur solitaire... ». Tout comme la dimension temporelle qu’incarne l’œuvre tressée, où s’unissent ce qui dure et ce qui passe, peut s’appréhender comme l’expression plastique d’une vanité moderne. Pour Évelyne Artaud, en cela le travail de Marinette Cueco s’inscrit « dans la grande tradition classique de la nature morte, qui est une méditation active sur les choses du monde pour en comprendre notre propre place ».

Il y a, du reste, dans ce rapport à la nature, quelque chose de très singulier qui distingue assez clairement l’artiste d’autres démarches historiques, comme celles ayant été rattachées au Land Art. Ainsi avoue Marinette Cueco : « Les artistes du “Land Art” m’ont beaucoup intriguée à leur apparition. Je les voyais comme des magiciens, mais j’ai vite vu qu’ils étaient en fait très dominateurs et souvent envahisseurs. Ils emploient des moyens techniques et matériaux modernes, leurs œuvres doivent avoir de l’ampleur, être vues d’en haut (par hélicoptère). Photographiées, documentées, les images leur sont indispensables (la vie moderne !). Mon travail est tout à fait contraire. J’utilise les matériaux trouvés sur place, je travaille en fonction de l’espace restreint avec discrétion, l’œuvre doit être vue en cheminant dedans et autour d’elle. Si elle est réussie, c’est-à-dire semblable à ce que je souhaitais, elle doit donner l’impression d’avoir été toujours là. Je me sens plus proche de l’Arte Povera. »

Dans cette discrétion réside, aux yeux d’Itzhak Goldberg, toute la singularité de l’œuvre de Marinette Cueco, à propos de laquelle il parle « de Land art de proximité, qui ne s’impose pas à la nature mais entame un dialogue avec elle ». Pour lui, le caractère poétique du travail de Marinette Cueco relève d’un « refus de toute mise en scène grandiose » : « Souvent intimes, ses œuvres sont en quelque sorte l’équivalent plastique de ce que les compositeurs nomment musique de chambre. Ses œuvres laissent des traces légères, parfois à peine perceptibles, au seuil de la visibilité. » Affirmer une présence, être là, tout en délicatesse. Entre force et fragilité. C’est bien là ce qui semble définir Marinette Cueco, dans son œuvre comme dans sa vie.

L’ironie du féminin

Les recherches plastiques de Marinette Cueco furent d’abord « secrètes », menées dans son « grenier, comme une araignée confinée ! », parallèlement à l’enseignement, à la recherche, à la politique et à l’éducation de ses enfants. Puis, peu à peu, raconte-t-elle, « par fatigue ou lassitude », et fortement encouragée par son époux Henri Cueco, elle a quitté l’enseignement et développé ces ouvrages secrets, « nourris des traditions et des pratiques familiales et surtout du compagnonnage avec Cueco ». S’affirmer ainsi en qualité d’artiste, comme le souligne Évelyne Artaud, ce ne « fut guère facile pour une femme de sa génération – peu de femmes avaient le droit de cité et on parlait alors de “travaux de dames” pour les productions artistiques des femmes – et face à Henri Cueco qui fut un artiste brillant, extrêmement actif, reconnu. Non seulement elle ne s’est pas effacée, mais elle s’est imposée sans s’opposer, avec une détermination très particulière, car tout en douceur. »

Il y a sans doute dans l’usage du tressage et du tissage, techniques proprement féminines, une forme de résistance et une part d’ironie quant à la question de la condition des femmes. Comme l’écrivait Henri Cueco dans un texte consacré au travail de Marinette, il y a dans cette « ironie » quelque chose qui s’adresse « au regard des hommes ». Ainsi, notait-il, Marinette reprend les gestuelles du travail quotidien du ménage, « travail aliéné – aliénant – des femmes ravaudant, cousant, tressant », pour en retourner la vocation utilitaire première : ainsi, par les œuvres, ce travail qui était « invisible » et « dérisoire », devient-il « visible, dignifié, mis en valeur ». De même, précisait Henri Cueco, « par ces gestes patients et techniquement ingénieux », Marinette produit « des œuvres surprenantes dont la présence monumentale peut aller jusqu’à la puissance (réputée masculine) sans perdre de la tendresse ». C’est par « l’énergie des forces minuscules inlassables (comme celles du champignon, des insectes, des plantes) » que les « ouvrages architecturés » de Marinette Cueco métamorphosent l’espace. Espace que l’on ressent de l’intérieur et par lequel on voit les choses autrement.

Être au monde

Le travail de Marinette Cueco relève avant toute chose d’un regard très attentif porté sur notre environnement, la nature, les animaux, les hommes. Sorte d’hymne au vivant, ce regard permet de redécouvrir les petites choses quotidiennes que l’on ne sait plus regarder. Ce regard nous fait voir autrement le monde qui nous entoure. Ainsi, explique l’artiste, « Ce qui est constant dans ma façon de travailler, c’est une manière d’être, c’est-à-dire de regarder le quotidien comme l’exceptionnel, du plus riche au plus humble, du foisonnant au débris. Une façon de donner à voir, peut-être prétentieusement de changer le regard des autres sur ces choses déjà vues. Un jour, quelqu’un m’a dit : “Maintenant je regarde mon jardin autrement”. »

Regarder le vivant, c’est englober sa complexité et prendre conscience de sa dualité. Qu’il s’agisse de la nature, des animaux, des hommes : toute chose relève de cycles perpétuels dont le recommencement dépend d’un équilibre entre des polarités. Des polarités que l’œuvre de Marinette Cueco matérialise formellement, tissant l’ombre à la lumière, la présence à l’absence, le mouvement à l’inertie. En cela son œuvre porte un caractère universel qui ouvre à une dimension politique. Politique, note Évelyne Artaud, « au sens philosophique “du” politique, c’est-à-dire de ce qui nous concerne comme appartenant à une même communauté ». Sans doute aussi réside-t-il, dans cette extrême attention portée au vivant, une forme de dimension écologique. Celle-ci s’affirmant, comme le souligne Danielle Molinari, « sans aucun militantisme » au sein d’une œuvre « qui se veut davantage un hymne qu’une tribune ». Hymne à la terre. Hymne à la vie et à l’amour des autres. Marinette Cueco ? C’est une femme « attentive à tout ce qui l’entoure », une « Pénélope de l’herbe » qui, conclut avec justesse Danielle Molinari, « sait aussi tisser avec un comparable engagement des liens humains délicats et durables ».
 

1934
Naissance à Argentat, en Corrèze
1956
Mariage avec Henri Cueco
1957
Naissance de son premier enfant, le compositeur Pablo Cueco
1959
Naissance de David Cueco, restaurateur d’art
1960
Début de la pratique du tissage et de la tapisserie
Années 1970
Cesse son métier d’institutrice pour se consacrer à l’art
1986
Expose au Musée d’art moderne de la Ville de Paris
1988
Exposition au Cac de Meymac
2006-2007
Exposition aux musées de Pau et de Soissons
2017
Disparition de son mari, l’artiste Henri Cueco
Été 2020
Expose ses Herbiers fantastiques dans la salle des collections et la salle des voûtes du Château de Chaumont-sur-Loire. Expose également au Centre d’art de Chateauvert (83) et au Nuage Vert à Argentat (19). Marinette Cueco est représentée par la Galerie Univer
« Saison d’art 2020 »,
Domaine de Chaumont-sur-Loire, Chaumont-sur-Loire (41), de 10 h à 20 h, de 19 à 12 €, www.domaine-chaumont.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°735 du 1 juillet 2020, avec le titre suivant : Ode à la terre, Marinette Cueco

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