École d'art - Profession

Modèles vivants, une profession toujours aussi précaire

Par Laure Saffroy-Lepesqueur · Le Journal des Arts

Le 20 septembre 2022 - 1447 mots

Ces hommes et – majoritairement – ces femmes sont quelques milliers à poser pour des artistes ou dans des écoles d’art. Mais, sans statut bien défini, les modèles exercent leur métier dans des conditions toujours aussi difficiles.

Atelier de dessin avec modèle vivant prenant la pose. © Bmct, 2019, CC BY-SA 4.0
Un modèle vivant prend la pose dans un atelier de dessin.
Photo Bmct, 2019

L’abstraction et l’art conceptuel n’ont pas fait disparaître les modèles, mais qui et combien sont-ils au juste ? Il est difficile de brosser un portrait d’un métier où se mêlent modèles professionnels et modèles occasionnels. Les chiffres varient : le service des ressources humaines de la Mairie de Paris en comptait 100 en 2008, puis 200 en 2014. D’autres sources datant de 2015 font état de 400 modèles dans Paris et ses environs. Ces différences sont dues au fait que les modes de calculs ne sont pas les mêmes selon les écoles et les ateliers privés. De leur côté, les modèles s’estiment une centaine à Paris, car c’est essentiellement dans la capitale qu’on trouve les modèles de profession. En France, et en comptant les modèles occasionnels, ils seraient quelques milliers. Ce sont majoritairement des femmes (entre 60 et 70 %) avec une moyenne d’âge tournant autour de 40 ans et en général de type européen. Les modèles commencent souvent à poser avant 30 ans, en complément de leurs études, et certains continuent, avec difficulté, à poser bien après 60 ans.

En l’absence de statut professionnel, les conditions de travail varient souvent d’un employeur à l’autre, mais des règles de base implicites existent : ainsi, chaque heure de pose comprend quinze minutes de repos. Un drap propre doit être proposé sur la sellette, ainsi qu’un endroit décent pour se changer. Le modèle décide traditionnellement de ses poses : il est d’usage de proposer, mais pas d’imposer la pose au modèle qu’on ne doit naturellement pas toucher. Si cela semble normal, il aura fallu du temps pour que ces principes soient acquis et ils ne le sont d’ailleurs pas encore partout. Le froid, les chauffages appelés les « grille-pain », les cagibis servant à se changer et les comportements condescendants ou déplacés se font plus rares, mais se rencontrent encore. Dans les faits, les relations s’humanisent et s’adaptent en fonction des lieux et des individus. Les séances fréquentées par de nombreux élèves et artistes sont parfois moins appréciées que celles avec un artiste dans son atelier qui, elles, permettant des échanges.

Travail au noir et absence de statut

Le taux horaire des séances n’étant pas réglementé, la rémunération des modèles relève du bricolage, voire très souvent du travail au noir, comme le confie un professeur à l’École supérieure d’art et de design d’Amiens. Les tarifs vont de 9,50 euros à 30 euros net par heure, selon que la pose est déclarée ou non. Paris Ateliers rémunère les modèles 20 euros brut de l’heure en CDD d’usage, l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris 19,41 euros (depuis juillet 2022) en tant que contractuels et les Ateliers Beaux-Arts de la Ville de Paris 18,19 euros en tant que vacataires. Des associations comme la Grande Masse des Beaux-Arts peuvent payer 80 euros net les 2,5 heures, sur facture. La Grande Chaumière rémunère ses modèles 17 euros net par heure et n’est pas réputée pour ses traitements de faveur. Une école privée comme Penninghen paye 23,94 euros brut. Si de nombreux artistes font également appel à des modèles, il n’existe pas non plus de cadre légal.

Les fiches de paie ou les factures, quand il y en a, comportent des formulations étranges pour qualifier la fonction du modèle : « enseignant hors cadre » ou « moniteur technique ». Les annulations de dernière minute, très préjudiciables et l’accumulation des retards de paiement donnent l’impression au modèle de devoir tout accepter de la part des employeurs, dans l’espoir d’être recontacté pour un nouveau contrat. Et contrairement au mannequinat, il n’existe pas de droit à l’image : ainsi Juliette L., ayant reçu 100 euros net au noir pour une séance photo a retrouvé son image placardée en grand sur l’Opéra Bastille sans en avoir été informée ni même rémunérée pour cette large exposition.

La diversité des salaires s’explique par un grand flou juridique. La profession est associée, dans l’esprit de certains, et à tort, au métier de mannequin qui, lui, bénéficie d’une convention collective et impose de nombreuses conditions et de normes relatives notamment au rapport au corps. Leurs seuls points communs sont le travail par le corps et l’absence initiale de formation. Si le modèle est intermittent du spectacle, ses horaires de pose ne rentrent pas dans le calcul de ses droits aux allocations-chômage. Sans législation, les contournements de la loi sont monnaie courante. La députée Barbara Pompili avait interrogé, en 2018, la ministre du Travail sur le statut des modèles d’art, entrant seulement dans la vague classification « autres services à la personne » de l’Urssaf. Le ministère de la Culture s’est dit « conscient des difficultés », promettant d’aborder le sujet « prochainement ». Quatre ans après, le statut de modèle n’existe toujours pas.

Avancées et reculs sociaux

L’absence de statut ouvre la porte à de nombreux reculs sociaux. Ainsi en 2008, les Ateliers Beaux-Arts de la Ville de Paris, un des plus gros employeurs pour la profession, ont mis fin au « cornet », sorte de pourboire tirant son nom de la feuille roulée récoltant les dons pour le modèle en fin de séance et pouvant atteindre 200 euros par mois. Patrick André des Ateliers Beaux-Arts explique que le passage du statut associatif à celui d’établissement public ne permet plus à la structure de tolérer le cornet, alors que les élèves payent déjà des frais d’inscription. Des demandes de revalorisation et des manifestations ont depuis eu lieu régulièrement avec le concours de professeurs, ayant permis d’améliorer les conditions d’hygiène, les dénominations de la fonction sur les bulletins de paie et l’accès partiel – uniquement pour les modèles salariés – à la médecine du travail, fort utile quant aux maux physiques que provoque cette activité. Les institutions s’alignant les unes sur les autres, le taux horaire, en revanche, n’a que très peu évolué.

En 2015, les modèles espéraient voir aboutir deux projets. Sur le bureau de Pascal Murgier, à la direction générale de la Création artistique de l’époque, était étudiée une proposition de convention collective. Il était aussi question d’un recensement national. Mais sept ans après, aucune démarche n’a abouti.

Une profession divisée

Les modèles aspirent à un statut, mais ne sont pas toujours d’accord sur son contenu. Si le Collectif des modèles d’art de Paris, dont la figure phare est Patrick Bellaiche, délégué syndical FO, prône la mise en place d’une « Internationale des modèles d’art », d’autres modèles engagés, comme la franco-britannique Maria Clark, également artiste, ayant créé la Coordination des modèles d’art, constate trop de disparités entre les pays pour un tel projet. Elle précise que la Belgique accorde volontiers le statut d’artiste-auteur aux modèles : une solution qui ne rassure pas toute la profession. Difficile de trouver un juste milieu entre syndicalisation et vision artistique. Certains, comme Anaïs P., se battent pour être cités pour la participation à une œuvre et rêvent de rémunération au pourcentage de la cote de l’artiste ou de multi-statuts, d’autres se concentrent sur l’accès aux droits sociaux, sans se soucier de la part créatrice du modèle dans la réalisation d’une œuvre. De l’avis de tous, une avancée consisterait en la création d’une fiche métier et d’un code ROME spécifiques aux modèles à Pôle Emploi.

Malgré quelques ateliers ayant versé des indemnités, la crise du Covid n’a pas arrangé la précarisation des modèles et a soulevé de nombreuses interrogations au sein de la profession. Damien Couget, auteur d’une thèse en ethnologie sur les modèles vivants, se veut rassurant sur le devenir de la profession : « Le métier n’est pas amené à disparaître. » Pour lui, il s’agit du même problème que pour le livre : « On nous effraie chaque année avec sa disparition, mais il se montre en réalité irremplaçable. Les artistes auront toujours besoin de représenter le corps. » Pourtant, les confinements successifs ont chamboulé les pratiques. Si les poses en ligne ont augmenté, l’inquiétude qu’elles se généralisent se fait plus palpable, de même que celle d’être remplacée par des photographies trouvées sur le Web. Cette nouvelle pratique fut toutefois utile car elle a permis de créer du lien, de maintenir des séances prévues et de trouver de nouveaux employeurs. Certains modèles y trouvent d’ailleurs encore leur compte même si les séances derrière un écran finissent par lasser. Les problèmes techniques, l’organisation compliquée, la perte de contrôle de sa propre image posent nécessairement les questions du droit à l’image, du détournement et du manque d’originalité d’un angle unique et plat. Si cela a permis de repenser et d’internationaliser la pratique, le virtuel ne répond pas au problème principal : normaliser une profession pourtant double millénaire.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°594 du 9 septembre 2022, avec le titre suivant : Modèles vivants, une profession toujours aussi précaire

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