Issue de techniques anciennes, l’estampe révèle l’inventivité des artistes et des artisans graveurs grâce à ses diverses techniques d’impression. Par essence multiple, elle permet aussi de se procurer des œuvres originales à moindre coût.
Le roulement de la presse, le glissement du papier, l’odeur de l’encre fraîche… L’atelier d’estampe est sans cesse en mouvement, à la fois lieu de travail et d’effervescence créative. C’est dans cette atmosphère si particulière que l’imprimeur d’art exerce son savoir-faire. Le métier, ancien, hérite d’une longue tradition artisanale qui se perpétue et se réinvente au fil des siècles. Mais aujourd’hui, ils ne sont plus si nombreux, ces artisans d’art. Tout juste une dizaine d’ateliers professionnels dans la capitale, une trentaine au total, répartis aux quatre coins de la France. Si le secteur est relativement restreint, il est assurément dynamique. « C’est un micromarché mais un marché-monde », résume Victor Bramsen, des éditions de l’Atelier Clot, le plus ancien atelier de lithographie d’art au monde, fondé en 1896. Fils de l’imprimeur Christian Bramsen, petit-fils du lithographe danois Peter Bramsen, lui-même associé du petit-fils du fondateur Auguste Clot… Comme bien souvent, la passion se transmet de génération en génération. « Une dynamique s’opère, certains jeunes montent courageusement leur atelier. Mais c’est un petit regain à contrebalancer, c’est quand même un monde vieillissant », observe-t-il. « Mon père a coutume de dire qu’avant, il fallait sept imprimeurs pour un marchand d’art. Maintenant, il faut sept marchands d’art pour un imprimeur. » Désormais, les ateliers fonctionnent à équipe plus réduite, trois ou quatre imprimeurs tout au plus, autour d’un mot-clé : la polyvalence. Il faut plusieurs années pour maîtriser parfaitement les techniques d’impression, souvent bien plus pour pouvoir véritablement accompagner l’artiste. Si la lithographie attire et plaît, le savoir-faire peut facilement se perdre, d’autant plus que les presses restantes ne sont pas légion. Côté sérigraphie, le problème ne s’applique pas : « La technique est de plus en plus utilisée par les artisans, justement parce que c’est un métier à trois francs six sous ! On utilise des produits très peu chers, qui évoluent en permanence », souligne le sérigraphe Louis Angles, qui travaille chez Anagraphis, non loin de Montpellier. Lui aussi note un regain d’intérêt vis-à-vis de l’estampe. De jeunes ateliers fleurissent, certains meurent rapidement, mais tous montrent la persistance d’une relève. « C’est le seul métier que j’ai exercé dans ma vie, j’ai commencé à 14-15 ans. J’en ai 38 aujourd’hui, et je forme moi-même quelqu’un. »
« Lorsque j’ai découvert la lithographie, j’avais 18 ans. J’étais un touriste américain à Paris, cherchant du travail, et c’est là que j’ai rencontré un jeune imprimeur totalement débordé », se remémore Michael Woolworth, qui a fini par fonder son propre atelier, il y a quarante ans de cela. Depuis, il est l’un des rares à être resté fidèle à la presse manuelle, très physique. « Tout est créé en direct, sous mes yeux, et c’est pour cela que je fais ce métier. Ici, c’est l’un des rares moments où le plasticien partage son geste, ses idées intimes avec quelqu’un. » Car le rôle d’un imprimeur d’art n’est pas celui d’un exécutant, mais bien celui d’un soutien, force de proposition, qui guide l’artiste souvent peu familier des techniques. Au même titre que l’estampe n’est pas une reproduction mais bien un original, pensé spécifiquement à des fins d’impression. Tout est fait sur le vif, en recourant au procédé le plus apte à donner vie au projet.C’est aussi pour cette raison que les ateliers se limitent rarement à une seule technique. Le lithographe maîtrise souvent la gravure sur bois, l’eau-forte… L’atelier de sérigraphie peut proposer de l’impression numérique originale. Sans compter que certains imprimeurs endossent également la casquette d’éditeur. Car, en plus des commandes ponctuelles, de nombreux ateliers nouent des collaborations pérennes avec des artistes, gérant la vente des estampes. « Choisir un partenariat, c’est un subtil mélange entre aimer l’œuvre d’un artiste et avoir une bonne entente avec lui. Et bien sûr, on regarde le marché, puisqu’il faut aussi vendre, sinon c’est compliqué de l’éditer », explique Victor Bramsen. Et ce marché est fluctuant. Certains tirages peuvent, par exemple, subitement prendre de la valeur et devenir rentables trente ans après leur impression. Être éditeur d’art, c’est aussi vivre de paris.
Le nombre de tirages, lui, est aussi un choix de l’éditeur ou défini en concertation avec l’artiste. Un nombre limité est synonyme de rareté certes, mais se heurte vite à des enjeux de rentabilité. Il est donc habituel de ne pas descendre en dessous de la vingtaine de tirages, et de ne pas monter au-dessus de la centaine. Et pour cause, les imprimeurs privilégient plutôt l’impression de plusieurs estampes d’un même artiste à petit tirage, plutôt que celle d’une estampe unique en grand nombre d’exemplaires. Une solution qui offre plus de liberté créatrice à l’artiste, tout en diversifiant l’offre proposée. « Nous avons une philosophie d’ac-cessibilité, de démocratisation de l’art, pointe Louis Angles. Finalement, c’est rarement le travail qu’on fait pour réaliser le tirage qui détermine le prix. Ce qui le fait vraiment varier, ce n’est pas exactement la cote de l’artiste mais plutôt le marché qu’il a déterminé, sa propre philosophie. » Car de fait, certains artistes très cotés se saisissent de l’estampe dans l’optique, justement, de rester à des prix bien plus abordables. À cela, se greffent tout de même d’autres paramètres : le nombre de tirages bien sûr, mais aussi le coût des matières premières, l’ajout d’un rehaut à la main… Le tout pour fixer des prix qui restent bien plus accessibles sur le marché, variant généralement d’une centaine d’euros à trois ou quatre milliers d’euros.
« C’est une des raisons pour laquelle nous continuons à faire ce métier avec autant de ferveur. L’impression a un côté artisanal extraordinaire, tout en offrant la possibilité d’acquérir une œuvre à moindre coût, avec une signature et une originalité », souligne Antonin Linard, dirigeant d’Éric Linard Éditions & Galerie. C’est sous le soleil de la Drôme que son père, pionnier de la sérigraphie, s’est installé. Plus précisément dans une ancienne filature de soie du XIXe siècle, qui accueille ateliers et galeries. Depuis, Antonin Linard le constate : « Il y a un regain d’intérêt pour la sérigraphie ces dernières années. » « L’estampe, c’est un produit qui attire. Je le vois aussi au niveau de nos ventes en ligne, qui sont en augmentation », corrobore Jules Maeght, directeur de l’imprimerie ARTE (qui réalise les éditions Maeght). C’est dans une discrète cour intérieure, rue Daguerre à Paris, que se déploient les ateliers de l’imprimerie, en activité depuis 1929. « Aujourd’hui, les gens n’ont plus peur d’en acheter, ce qui n’était pas le cas il y a quelque temps ! Beaucoup ne comprenaient pas que c’était de l’original, et considéraient cela comme de la reproduction. » Une confusion qui se dissipe aussi peu à peu côté galeries, plusieurs portant grande attention au marché du multiple. « Les estampes ont toujours été une porte d’entrée pour les collectionneurs », rappelle Lucas Hureau, directeur de MEL Publisher. La maison d’édition d’estampes, fondée par le dirigeant d’entreprises Michel-Édouard Leclerc, répond à une ambition : « Promouvoir la création française sous tous ses angles, en démocratisant et décloisonnant les arts. » Sur leur site : des estampes d’art contemporain, mais aussi un important secteur de bandes dessinées et du street art. « En tant qu’éditeur, on entretient une relation très étroite avec l’imprimeur et l’artiste. On réfléchit avec ce dernier à ses désirs ; on l’accompagne dans le choix de la technique la plus adaptée, dans celui de l’atelier qui correspond le plus à sa personnalité. » Car chaque atelier a son identité propre, son histoire, son savoir-faire. « On collabore aussi entre ateliers, et cela a toujours été ainsi ! C’est une question de compétences. J’ai telle machine, je maîtrise telle technique, un autre imprimeur a plus de compétence dans celle-ci… », explique Jules Maeght. « Ces liens, cette réciprocité, c’est aussi ce qui permet de se connaître, de discuter, d’échanger sur des travaux. » Un milieu qui, loin de toute concurrence, fonctionne en synergie.
1796, Allemagne : le dramaturge Aloys Senefelder (1771-1834) cherche à imprimer des affiches de théâtre à moindre coût. Il met ainsi au point la lithographie, une technique reposant sur un principe simple : celui de la répulsion entre le gras et l’eau. L’artiste dessine avec un corps gras (crayon ou encre) sur une pierre calcaire, par nature très absorbante. Cette pierre est ensuite recouverte d’un mélange d’acide nitrique et de gomme arabique, permettant au gras de pénétrer. Mise sous presse, elle est humidifiée en permanence, soit par des rouleaux mouilleurs, soit à la main avec une éponge. Puis l’encre est appliquée dessus de manière homogène. C’est là que la séparation s’opère : les parties grasses retiennent l’encre tandis que les parties vierges, les seules couvertes d’une pellicule d’eau, la rejettent. Sur la feuille de papier pressée contre la pierre, l’encre se dépose, et s’imprime alors l’image en miroir. Pour la lithographie en couleurs, le travail ne s’arrête pas là. Lorsque l’artiste dessine son œuvre sur la pierre, c’est en noir. Tout le travail de colorimétrie incombe donc à l’imprimeur, qui échange sans cesse avec l’artiste pour restituer au mieux sa vision. Le processus, très méticuleux, exige autant de pierres que de couleurs. Le papier passe donc plusieurs fois sous la presse, une fois pour chaque couleur à appliquer. Gare au mauvais alignement ! Chaque couche doit s’imprimer exactement au bon endroit. Tout le principe consiste à jouer sur leur superposition, puisque la lithographie fonctionne par transparence : en appliquant une couche de jaune puis une de bleu, le vert apparaît. Une technique tout en finesse dans les nuances.
La gravure sur bois
Ce n’est pas dans l’Europe médiévale, mais bien dans la Chine du VIIe siècle que la technique puise ses racines. La gravure sur bois de fil fait son entrée en Occident au tournant du XVe siècle, alors que l’imprimerie connaît un essor fulgurant. Bien vite, ces estampes se diffusent massivement. D’abord, le graveur esquisse son motif directement sur un bloc de bois (souvent du poirier), dans le sens des fibres. Muni d’un canif aiguisé, il s’applique à détourer le motif, puis creuse à l’aide d’une gouge toutes les surfaces qui ne doivent pas recevoir l’encre. C’est la taille d’épargne : l’outil épargne l’image, laissée en relief sur le bloc. L’imprimeur encre ensuite la surface avec un rouleau ou un tampon, avant d’y appliquer la feuille de papier. Sous l’action de la presse, l’image est alors imprimée en miroir. Trois siècles plus tard, naît la gravure sur bois de bout. Un renouveau qui voit le jour en Angleterre, en 1771, lorsque le graveur Thomas Bewick (1753-1828) utilise le burin pour graver une plaque de bois plus dur, en buis, qu’il taille perpendiculairement aux fibres. Le geste est technique puisqu’il est plus difficile de couper le bois à contresens, mais le procédé offre un rendu bien plus précis, plus à même d’exprimer nuances, dégradés et effets de clair-obscur. Il suffit de voir la virtuosité des gravures de Gustave Doré (1832-1883), maître en la matière !
L’eau-forte
Quel est le point commun entre Albrecht Dürer, Rembrandt et Henri Matisse ? Chacun expérimente l’eau-forte. D’abord utilisée par les orfèvres et armuriers médiévaux, la technique est vite appréciée des artistes, séduits par les tracés plus souples et la grande liberté du geste qu’elle permet. Contrairement à d’autres procédés de gravure en creux, l’eau-forte repose sur l’action de l’acide. Le graveur choisit d’abord une plaque de métal – souvent du cuivre, parfois du zinc ou de l’acier – qu’il polit, dégraisse puis recouvre d’un vernis dur pour qu’elle ne soit pas mordue par les acides. Il utilise ensuite d’une pointe d’acier fine pour dessiner son motif sur ce même vernis, sans aller jusqu’à entamer la surface du métal. Là où les traits sont formés, le cuivre est mis à nu. Ce sont ces parties, précisément, qui sont attaquées lorsque la plaque gravée est plongée dans un bain d’acide. La durée de l’immersion varie selon la profondeur de la gravure souhaitée. Puis une fois nettoyée de son vernis, la plaque est encrée. L’encre s’infiltre dans les creux et est soigneusement essuyée à la surface, avant le passage sous presse. Le papier, humidifié pour le rendre plus souple et réceptif, vient alors chercher l’encre dans les creux.La technique offre une palette de nuances remarquables. Le graveur peut jouer sur les retouches, le grattage, provoquer des accidents de morsure volontaires… Ou bien explorer d’autres subtilités, en utilisant du vernis mou ou en travaillant l’eau-forte en relief.
La sérigraphie
Qui ne connaît pas les iconiques Marilyn d’Andy Warhol (1928-1987) ? Si le pop art propulse la sérigraphie sur le devant de la scène, la technique est en réalité bien plus ancienne : utilisée par les Égyptiens pour certains, inventée à l’ère de la Chine antique pour d’autres… Depuis, le procédé millénaire s’est modernisé, mais le principe est resté le même : faire passer de l’encre à travers un tamis pour imprimer un motif sur un support. Pour cela, il n’y a pas besoin de grand-chose, juste d’un écran en fine soie tendu sur un cadre, sur lequel des motifs prédécoupés sont collés. Une fois la feuille de papier placée en dessous, il suffit d’étaler l’encre sur le cadre à l’aide d’une raclette. Les surfaces non recouvertes se colorent alors, un peu sur le principe du pochoir.Mais dans l’impression d’art, le procédé est souvent plus complexe. Au lieu d’utiliser des motifs découpés, le sérigraphe enduit l’écran tendu d’une émulsion photosensible qui durcit à la lumière. Un film transparent (le typon) est alors imprimé, avec le motif apparaissant en noir opaque. Lorsque l’écran est exposé à la lumière, seules les zones non recouvertes par le noir se solidifient. Celles masquées s’effacent lorsque l’écran est lavé à l’eau, laissant un pochoir à travers lequel l’encre peut passer. Pour le sérigraphe, s’ouvre tout un champ de possibles ! Au niveau des couleurs d’abord, sachant qu’un film différent est créé pour chacune d’entre elles, mais aussi au niveau des matériaux. Au lieu de l’encre, pourquoi ne pas utiliser de l’huile de vidange ? Et à la place du papier, prendre du bois, de l’aluminium, du verre ou encore du carton ?
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L’estampe ou l’art du multiple
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°791 du 1 décembre 2025, avec le titre suivant : L’estampe ou l’art du multiple








