Art non occidental - Histoire de l'art

Révisons l’histoire de l’art

Les arts « primitifs » sortent enfin de l’anonymat

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 22 décembre 2020 - 1390 mots

Qu’on les appelle par leur nom (Sra ou Tamé) ou qu’on les désigne comme le « maître de… », les artistes africains traditionnels retrouvent leur nom dans l’histoire de l’art.

Des « antiquités » d’une époque primitive indéfinissable : c’est ainsi que l’on a longtemps regardé les statues, masques ou objets rituels d’Afrique. Leurs auteurs ? Aussi anonymes que ceux d’objets archéologiques exhumés dans des fouilles illégales. Car, si leurs œuvres ont fasciné par leur esthétique les artistes d’avant-garde comme Braque, Picasso, Vlaminck, Derain ou Matisse qui se sont inspirés de leurs formes, eux sont restés dans l’ombre de leurs collectionneurs. Pourtant, ces sculpteurs étaient des individus formés par des maîtres et reconnus pour leur talent, leur œil, leur main. L’exposition « Les Maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire », conçue par l’ethnologue Eberhard Fischer et Lorenz Homberger, respectivement directeur émérite et ancien conservateur de l’art africain et océanique au Museum Rietberg de Zurich, et présentée à Paris au Musée du quai Branly en 2015, a attiré récemment l’attention sur l’histoire singulière de ces artistes africains qui ont produit aux XIXe et XXe siècle des sculptures relevant de l’histoire de l’art universelle. Ce faisant, elle a contribué à forger un nouveau regard sur les arts dits « primitifs ».

Un vaste territoire toujours en friche

L’évolution de notre regard sur l’art africain a sans doute été amorcée par les travaux menés au cours du XXe siècle par l’ethnologue Hans Himmelheber, né en 1908 et mort en 2003, qui fut le premier à s’être intéressé à ces artistes – à leur vie, à leur formation, à leur pratique. C’est grâce à lui que furent identifiés des artistes comme Kuakudili, né vers 1890 au sein de l’ethnie Yaouré, le premier sculpteur de Côte d’Ivoire dont on connaît l’aspect physique ainsi que les masques et figures qu’il créait. On les reconnaît à leur style (yeux en demi-lune, nez effilés, collerette dentelée ceignant les visages).

Dans son sillage, l’étude des ateliers locaux et des maîtres de la sculpture traditionnelle africaine s’est peu à peu développée au cours des années 1970, lorsque « des universitaires britanniques, suivis par des Américains, commencent à étudier les variations de style locales et déterminent les maîtres sculpteurs qui en sont à l’origine », nous explique Eberhard Fischer qui, lui-même, œuvrait alors au sein du Museum Rietberg de Zurich pour sortir des artistes africains de leur anonymat supposé. « L’exploration de l’aire de création artistique “Côte d’Ivoire” par des chercheurs en sciences de l’art en est à ses débuts. Concernant les nombreux ateliers du Nigeria du Sud qui produisaient des sculptures pour les Yorubas, les Binis, les Igbos et les Ijaws, la recherche est plus avancée et les résultats se sont affinés. Quant à l’étude des sculpteurs du Cameroun, du Gabon et de certaines régions de création artistique du Congo, elle commence tout juste aussi, avec des résultats déjà passionnants. La recherche sur les artistes en Afrique est donc encore un vaste territoire toujours en friche, mais extrêmement fertile », souligne Eberhard Fischer dans le catalogue de son exposition « Les Maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire ».

Des premières recherches monographiques

Cependant, l’intérêt du monde de l’art pour les « signatures » des chefs-d’œuvre africains se développe surtout depuis le début des années 2000. Il se manifeste en 2001, lorsque le marchand Bernard de Grunne organise à Bruxelles une exposition « Mains de maîtres », accompagnée d’un catalogue érudit. Son propos : à travers des œuvres importantes provenant de diverses régions d’Afrique, repérer les manifestations d’un style individuel. L’exposition « Les Maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire », en 2015, s’intéresse non seulement à la « patte », mais aussi aux vies de ces artistes, dont certains jouissaient en effet d’une large renommée et bénéficiaient d’un statut social privilégié, en s’affranchissant de l’idée ethnologique selon laquelle ces pièces étaient l’œuvre d’artisans. Ainsi prennent chair des artistes comme Uopié, « maître sculpteur incontesté de sa génération » pour ses masques au menton court et pointu et aux yeux en fentes horizontales ; Sra, sculpteur élevé de son vivant au rang de quasi-dieu, ou encore Tamé, excellent lutteur, qui n’avait pas son pareil « pour donner aux histoires un tour dramatique et parler des temps primordiaux et de Dieu ».

Parfois, les noms des artistes n’ont pu encore être retrouvés. Alors, de la même façon que l’on désigne depuis le XIXe siècle nos maîtres anciens du Moyen Âge par des noms de convention (« maître du feuillage brodé » ou « maître du retable des Augustins »), on nomme désormais les maîtres africains d’après les marchands qui rapportèrent leurs œuvres (« maître de Kamer ») ou des désignations géographiques, comme le « maître de Totokro ». À moins que l’on ne s’appuie sur des caractéristiques descriptives, comme le « maître de la coiffure en crête-de-coq », le « maître du dos cambré » ou le « maître des parasols » ! Si le marché encourage ces attributions dont il tire profit, l’enjeu de cette sortie de l’anonymat pour notre construction de l’histoire est majeur, en ce qu’il reconnaît les sculpteurs africains comme tels. « Lorsque je rédige une légende pour une œuvre d’art, je préfère écrire “artiste/atelier non encore identifié” plutôt que “artiste anonyme”. C’est la seule façon de donner du crédit aux créateurs des œuvres que nous admirons », conclut Eberhard Fischer.

La fin du "primitivisme"

Le récit a été validé par l’histoire : au début du XXe siècle, en Europe, des artistes puisent leurs inventions plastiques dans les arts africains découverts dans les musées d’ethnographies en Europe. Ces peintres et sculpteurs s’appellent Derain, Matisse, Picasso, Braque, Kirchner, Nolde, Marc, Klee, Brancusi… Ce sont les héros du fauvisme, du cubisme et de l’expressionnisme qui ont inventé les arts « primitifs » en leur conférant le statut d’œuvres. Puisque les artistes d’avant-garde étaient influencés par la statuaire Dogon ou par les masques Fang, ces derniers seraient nécessairement de l’art. Cette conception qui a prévalu tout au long du XXe siècle est de plus en plus critiquée. Déjà en 1984, « Primitivism in XXth Century » avait déclenché l’ire de critiques et d’historiens qui reprochaient à l’exposition du MoMA son « égoïsme » occidental qui évacuait de facto les conditions de production et la valeur d’usage ou religieuse des objets dits « primitifs ». Depuis lors, cette idée a fait son chemin, portée en France par l’ouverture du Quai Branly en 2006, mais aussi, dans le monde, par un changement du regard des historiens – et de la société – sur le colonialisme : sans conquêtes coloniales européennes, pas de « primitifs » ni de « primitivisme » ! Notions qui insinuent par ailleurs une soumission des arts « premiers » ou « lointains » à l’art moderne occidental… C’est ainsi que le débat sur la restitution du patrimoine africain à l’Afrique, cristallisé dans le « rapport Sarr-Savoy » remis au président Macron en 2018, marque un nouveau chapitre dans la reconnaissance – et l’indépendance – de l’histoire des civilisations et de l’art africains, comme des cultures océaniennes et amérindiennes.

Fabien Simode

Et Picasso découvrit … L’ibérique

Paris ne s’est pas fait en un jour. Le « primitivisme » chez Picasso non plus. On sait, depuis l’exposition « Primitivism in XXth Century Art », au MoMA en 1984, que l’influence des arts premiers sur l’artiste ne s’est pas faite brutalement après la visite, en 1907, du Musée d’ethnographie du Trocadéro en compagnie de Derain, mais lentement, à partir de 1906. Cette année-là, Picasso voit une statuette Vili du Congo achetée par Matisse, quand Derain lui fait part de sa découverte des arts africains et océaniens au British Museum. Peu après, l’artiste visitera la rétrospective Gauguin au Salon d’automne. Toutes ces « rencontres » avec les arts « premiers » vont être peu à peu traduites dans les œuvres du jeune maître, jusqu’aux Demoiselles d’Avignon, dans lesquelles on a vu pendant longtemps la seule influence de l’art africain. Pourtant, Picasso lui-même n’a jamais cessé de dire qu’il n’y avait pas « d’art nègre dans Les Demoiselles d’Avignon ». De fait, avant de découvrir l’art africain, le peintre fut profondément marqué par l’art ibérique (statuaire réalisée en Espagne avant la conquête romaine), présenté au Louvre dès 1905. Cette découverte d’un art primitif autochtone dans son Andalousie natale fut, pour le peintre, une révélation majeure. Et c’est dans sa stylisation et sa géométrisation qu’il faut donc d’abord rechercher l’origine des solutions formelles apportées aux « Demoiselles » (dans les oreilles, les yeux, etc.). Il faut d’ailleurs rappeler ici que Picasso avait acheté en 1907 deux statuettes ibériques volées au Louvre par Géry-Piéret, ce qui lui vaudra une convocation devant le juge (et l’arrestation d’Apollinaire) après le vol de La Joconde en 1911.

Fabien Simode

1897
Une expédition punitive britannique pille Bénin City et le trésor royal. Plusieurs milliers d’objets partent en Europe, et une partie des bronzes du Bénin rejoint le British Museum.
1925
L’« Exposition mission-naire vaticane » expose plusieurs milliers d’objets des quatre coins du monde rapportés par des prêtres chargés de collecter des pièces spectaculaires.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°740 du 1 janvier 2021, avec le titre suivant : Les arts "primitifs" sortent enfin de l’anonymat

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