Art contemporain

Léger, peintre bâtisseur de la modernité

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 18 juin 2008 - 1150 mots

Désireux d’être « le témoin de son temps », Fernand Léger (1881-1955) a su transcrire dans un langage pictural audacieux, clair et richement coloré, la civilisation technique du monde moderne. À Bâle, la fondation Beyeler lui consacre une importante rétrospective.

Il a vingt-quatre ans, il fait un mètre quatre-vingt-dix et il est fort comme un bœuf. Quand, en 1905, Fernand Léger s’installe à la Ruche – cette sorte de phalanstère d’artistes marginaux établi près des abattoirs de Vaugirard dans l’un des anciens pavillons des vins de l’Exposition universelle de 1889 –, le jeune artiste est un bon géant qui pratique un impressionnisme à la touche appuyée. Quoiqu’un peu renfrogné, il a un air bonhomme, la tête au carré et de grosses paluches qui laissent à penser qu’il va maçonner la peinture.

L’ouvrier et la machine, deux emblèmes de la modernité
Né à Argentan dans l’Orne en 1881, la même année que Picasso, Fernand Léger poursuit tout d’abord des études d’architecture à Caen avant d’arriver à Paris où il entre à l’École des arts décoratifs et fréquente l’académie Julian. À la Ruche, Léger fait la connaissance de Robert Delaunay avec qui il défend les théories de la couleur. S’il ne reste pas insensible à la manière fauve, il s’en détache très vite dès lors qu’il découvre Cézanne. Une découverte essentielle qui le convainc de s’orienter vers un art beaucoup plus construit et que corrobore son intérêt pour le cubisme.
En 1910, son tableau Nus dans la forêt présenté au Salon des indépendants de 1911 marque d’emblée ce qui fait sa singularité. « Ils sont au-dessus de l’événement, dit-il à propos de Braque et Picasso, moi je ramasse tout dans la rue. » De fait Léger aime la ferraille, les morceaux de tôle ondulée, les tubes de métal, comme il se plaît dans le peuple des faubourgs. Très vite, le travail de Léger révèle une vocation sociale, et l’homme qui travaille devient pour lui emblématique de la modernité.
Proche du groupe de Puteaux qu’animent Marcel Duchamp et ses frères, Fernand Léger tutoie un temps l’abstraction avec sa série des Contrastes de formes. Paradoxalement, la guerre est l’occasion pour lui d’une nouvelle révélation, celle de la beauté plastique de la machine.
Au début des années 1920, formes tubulaires et disques qu’exalte un retour à la couleur se succèdent et actent une distanciation de plus en plus marquée par rapport au sujet. Fasciné par la civilisation industrielle, Léger qui s’applique à inscrire la figure humaine dans son univers mécanique échafaude ainsi une nouvelle esthétique.
Celle-ci prend forme dans une production très diversifiée qui dépasse la peinture : décors et costumes de théâtre, illustrations de livres, cinéma avec le Ballet mécanique (1924), etc. Le décor du pavillon de l’Esprit nouveau que signe Léger avec Delaunay à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 en est une autre et brillante illustration. Enfin en 1929, Léger ouvre avec Ozenfant l’Académie de l’art moderne qui s’impose très vite comme une école artistique de référence attirant nombre d’artistes en herbe.

Réfugié aux États-Unis, Léger découvre New York
Au début des années 1930, Léger témoigne d’un nouvel intérêt pour l’objet et développe tout un travail où celui-ci, figuré en toute liberté sur un fond vide et monochrome, est associé à d’autres éléments. La peinture murale n’en demeure pas moins son cheval de bataille. L’artiste, qui fait un premier voyage aux États-Unis en 1931, multiplie les conférences ici et là comme celle qu’il donne en 1933 au Kunstmuseum de Zürich sur le thème « Le mur, l’architecte et le peintre ». Il y défend l’idée de décorations polychromes qui, seules, à son avis, sont capables de faire descendre l’art dans la rue.
Membre de l’Union des artistes modernes, Fernand Léger travaille à de grandes figures monumentales, notamment d’acrobates. Ses recherches en ce domaine aboutissent à une immense Composition aux deux perroquets (1935-1939) où les personnages sont mêlés à des motifs végétaux, des éléments aériens et des structures géométriques dans une impressionnante frontalité. Les deux perroquets ne servant, comme l’a noté Jean Leymarie, que de « noyaux chromatiques et de balanciers plastiques ».
L’Exposition internationale de Paris qui se tient en 1937 est l’occasion pour Léger de certifier ses engagements pour la modernité tout en exprimant ses choix politiques. Pour le Palais de Tokyo, il conçoit une grande peinture murale, Le Transport des forces ; pour le pavillon de l’Éducation, il réalise un photomontage, Travailler ; pour le pavillon de la Solidarité, il exécute un grand panneau intitulé Le Syndicalisme ouvrier. Autant d’œuvres qui sont autant de manifestes de ses réflexions sur l’art.
Réfugié aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, Fernand Léger porte sur la ville un regard ébloui. « New York a une beauté naturelle comme les éléments de la nature, comme les arbres, les montagnes, les fleurs. » Fasciné par les contrastes de ce pays très jeune « qui évolue dans un monde anonyme de chiffres, de nombres », il en transforme son art. Non seulement il s’attache à libérer ses figures dans l’espace, mais il libère aussi « la couleur de la forme en la disposant par larges zones sans l’obliger à épouser les contours de l’objet ». Son Adieu New York de 1946 en est un bel exemple.

Le sujet des loisirs témoigne de son engagement politique
Inscrit au parti communiste comme signe d’attachement au peuple français et à la Résistance, Fernand Léger décline à son retour toute une série de tableaux sur le thème des loisirs populaires. Hommage tant à David qu’à Ingres dont il dit aimer « la sécheresse qu’il y a dans [leur] œuvre ». Ces peintures où se mêlent cyclistes et figures de cirque – cf. Les Loisirs – Hommage à Louis David (1948-1949) – en appellent à une manière quasi épique que corroborent par la suite la série des Constructeurs (1950) et les différentes versions de Partie de campagne (1953).
Fidèle à sa théorie de la figure-objet élaborée dans les années 1930, Fernand Léger aborde encore une fois son thème de prédilection avec La Grande Parade (1954) avant de succomber à une crise cardiaque en août 1955. Sa façon de ne jamais tomber ni dans le pathos ni dans le sentimentalisme, et son goût des grandes compositions murales font de Fernand Léger un véritable « bâtisseur de l’art ». Rien d’étonnant aussi que son œuvre ait joué d’influence sur tous les courants stylistiques liés à la figuration monumentale.

Biographie

1881 Naissance à Argentan (Basse-Normandie). 1910 Débute sa carrière artistique avec la présentation au Salon des indépendants des Nus dans la forêt. 1914 Léger part au front pendant trois ans comme brancardier. 1925 Se lie d’amitié avec Mallet-Stevens et Le Corbusier. 1935 Rétrospective au MoMA. 1938 À New York, Léger séjourne dans l’appartement de Nelson Rockefeller, qu’il décore. 1940 Exilé aux États-Unis, il enseigne à Yale. 1946 Retour en France. 1952 Adhère au parti communiste. 1955 Décède à Gif-sur-Yvette (Essonne).

Fernand Léger, éloge du gros plan

Au cinéma, on parle de « gros plan ». Cette expression définit une manière de cadrer un sujet de sorte à en donner une image très rapprochée. En 1924, alors qu’il réalise son fameux Ballet mécanique, Fernand Léger note en marge de l’un de ses carnets : « Isoler l’objet ou une partie de l’objet et les montrer à l’écran en gros plan, à l’échelle la plus grande possible. » Au regard d’une esthétique qu’il est en train d’élaborer, la formule est d’autant plus intéressante que l’artiste précise un peu plus loin : « L’agrandissement énorme d’un objet ou fragment d’objet lui confère une personnalité qu’il n’a jamais eue auparavant et il devient ainsi le véhicule d’une puissance lyrique entièrement nouvelle. » Son Ballet mécanique préfigure le Pop Art Extension cinématographique de ses recherches sur les formes géométriques, Léger réalise le Ballet mécanique en toute complicité avec le cinéaste Dudley Murphy et avec Man Ray. Il s’applique notamment à y mettre en avant l’objet, cadrant en gros plan un alignement de bouteilles, trois chapeaux, un collier de perles ou une bouche fardée. Pour le moins singulière à cette époque, cette façon – qui se retrouve dans sa peinture – préfigure ce qu’il en sera par la suite au sein du Pop Art américain. Qu’il s’agisse de la boîte de soupe Campbell de Warhol, des monumentales compositions fragmentées de James Rosenquist, voire des sculptures géantes de Claes Oldenburg. Expérimental, le film de Léger participe de toute une production d’images peintes qui procèdent tant de l’arrangement des vitrines que des procédés de la publicité, dressant en majesté des objets manufacturés très simplifiés et isolés, tels que parapluie, machine à écrire, roulement à billes ou accordéon. Cette esthétique du « gros plan » ne tient pas forcément aux dimensions des œuvres, mais à leur conception spatiale et à leur dynamique interne. C’est bien plus une question d’ampleur et de tension rendues par le point de vue adopté qu’une simple question de mesure.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°604 du 1 juillet 2008, avec le titre suivant : Léger, peintre bâtisseur de la modernité

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