Art contemporain

Le masque Nô d’Orlan

Par Élisabeth Couturier · L'ŒIL

Le 23 septembre 2014 - 827 mots

« Votre question tombe à pic », rétorque Orlan, lorsque je lui demande de me parler de son objet fétiche. « Le masque est non seulement un élément récurrent dans mon travail, mais c’est aussi le sujet de l’exposition que je présente actuellement chez Michel Rein, à Paris, intitulée « Masques, Pekin Opera Facing Designs & réalité augmentée ».

Elle y propose, entre autres, une galerie d’autoportraits photographiques dans lesquels son visage disparaît sous le maquillage coloré des masques de l’Opéra de Pékin. Et, pour peu que l’on charge l’application gratuite « Augment » sur son iPhone, son iPad ou sur Androïd et que l’on scanne chaque œuvre, Orlan nous apparaît en 3D, en train de jongler avec plusieurs masques. Stupéfiant !

Sortir du cadre, multiplier les identités, changer de visage et de peau via la chirurgie esthétique, le morphing, l’imagerie médicale, ou encore la réalité augmentée, constitue le fil rouge d’une œuvre qui remet en question, d’une manière radicale, les canons esthétiques aussi bien artistiques que physiques. Utiliser son corps comme matériau et modifier son apparence en sculptant ses traits selon ses souhaits, d’abord grâce au bistouri d’un chirurgien puis à la technologie numérique, permet à Orlan, comme elle l’explique, « de prendre de la distance avec soi-même ». Elle cite volontiers le philosophe allemand Nietzsche qui écrivait : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. » Avancer masquée, pour elle, c’est faire valoir son libre arbitre : « J’ai acheté mon premier masque aux Puces à Paris : c’était un masque Nô, de ceux que portent les acteurs du théâtre traditionnel japonais. Il représentait un vieillard. Je l’avais adopté en 1965-1966 pour certaines de mes performances. Je le possède toujours. J’avais aussi un goût pour les masques en plastique, bon marché, populaires et drôles. Certains figurent dans les mises en scène de mes opérations chirurgicales réalisées dans les années 1990. »

D’ou vient cet amour des masques ? «  J’ai commencé par faire du théâtre pour me donner des outils techniques : j’étais une jeune fille timide mais rebelle. J’avais un look à la Nina Hagen. J’ai travaillé avec le metteur en scène Jacques Lecoq qui faisait souvent porter des masques à ses acteurs. Il était aussi spécialiste de l’expression corporelle et du mime (j’ai d’ailleurs fait un stage avec le mime Marceau qui jouait avec un visage très maquillé !). J’ai aussi travaillé avec Jean Dasté à la Comédie de Saint-Étienne, plus tard à l’opéra de Lyon, puis avec la troupe ultra-expérimentale de Ligeon-Ligeonnet. Mettre un masque sur le visage met le corps en valeur. C’est comme une bascule. » L’artiste évoque aussi sa fascination pour les masques africains. Mais pour d’autres raisons : « J’ai énormément voyagé en Afrique, par exemple au Niger, en Haute-Volta, au Mali, en Tanzanie… J’étais très intriguée par les masques de cérémonie dogon, et en particulier par ceux présentant une double face. Ou par ceux qui ont des cornes torsadées très envahissantes. Je me suis servi de cette connaissance faite d’observations sur le terrain pour réaliser mes séries photographiques Hybridations où je me présente scarifiée, coiffée ou maquillée selon des critères de beauté qui nous sont étrangers. »

Mais alors, à quoi correspondent les opérations chirurgicales qui transformeront spectaculairement l’apparence de l’artiste ? « L’idée, dit-elle, c’était d’enlever le masque que la vie vous donne comme une camisole de force. Je souhaitais me libérer de ce masque inné, non pas qu’il me déplaisait, bien au contraire, mais je voulais adopter une identité mouvante, mutante, plurielle, qui corresponde à tout ce que j’ai dans la tête. Aujourd’hui où réalité virtuelle et réelle sont de plus en plus imbriquées, je projette sur ce visage toutes sortes d’images, j’y mets de la « figure », c’est-à-dire de la « représentation ». Tout mon travail interrogeant, bien entendu, les pressions sociales, politiques, religieuses, culturelles, idéologiques et esthétiques qui s’inscrivent dans les corps. Je n’ai pas l’intention de les subir ! » Pour Orlan, il faut pouvoir changer de masque : « Je repense à un film de Kaneto Shindô qui m’a beaucoup intéressée à sa sortie. Un film en noir et blanc, très beau et cauchemardesque, où la mère met un masque pour effrayer sa fille et l’empêcher de rejoindre son amant la nuit. Et finalement, elle ne peut plus enlever le masque. Et le masque est terrible… » Et parce que la singularité d’Orlan fait qu’on la dévisage, elle fait sienne la phrase de René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. »

« Masques, Pekin Opera Facing Designs & réalité augmentée », jusqu’au 18 octobre 2014, galerie Michel Rein, 42 rue de Turenne, Paris-3e, michelrein.com

« Self-hybridations artworks with mask of the Pekins’Opera », curator Jooyoung Sung, galerie Sejul, Séoul (Corée), www.sejul.com

Orlan est artiste invitée de « Riga, capitale européenne de la culture 2014 », Museum of Decorative Arts and Design, Riga (Lettonie), riga2014.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°672 du 1 octobre 2014, avec le titre suivant : Le masque Nô d’Orlan

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