Unilever Series

Le jeu de construction de soi

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 18 novembre 2005 - 536 mots

À Londres, Rachel Whiteread a lancé ses cubes blancs dans le grand espace du Turbine Hall de la Tate Modern.

 LONDRES - Une fois passé l’entrée ouest de la Tate Modern, à Londres, le visiteur remarque aussitôt, au loin, des accumulations de cubes blancs, comme si un géant avait entièrement renversé sa boîte de sucre en morceaux. Ces derniers, évidemment, grossissent au fur et à mesure que l’on s’avance vers eux. Ils sont empilés les uns sur les autres. Certains forment comme des pyramides à degrés, d’autres d’épais blocs rectilignes. Les « constructions » sont parfois très hautes et il est possible de circuler entre chacune d’elles. Cette installation, baptisée Embankment – du nom de ce site, au bord de la Tamise, sur lequel est implantée la Tate Modern –, a pour auteur l’artiste anglaise Rachel Whiteread. Elle est la sixième pièce des « Unilever Series », série de sculptures monumentales que finance spécialement chaque année, depuis 2000, la firme Unilever pour ce vaste espace qu’est le Turbine Hall.
L’œuvre est, en fait, constituée de 14 000 parallélépipèdes en polyéthylène blanc, d’une dizaine de types différents. Ceux-ci ont été moulés à partir de banales boîtes en carton. Enfin, pas si banales que cela, puisqu’elles ressemblent peu ou prou à celles qui étaient stockées dans la cave de la maison familiale de Rachel Whiteread et récupérées par l’artiste à la mort de sa mère, il y a deux ans. Dans certains cartons, encore clos, se trouvaient ses jouets d’enfant. On retrouve dans cette œuvre quelques thèmes chers à Whiteread, comme la mémoire ou la disparition. Avec sa technique du moulage, l’artiste reproduit l’intérieur des objets et des lieux, ou leur face cachée. L’absence devient alors substance, le vide présence.

Tours de Babel
Jusqu’alors, il y avait, semble-t-il, deux façons de s’attaquer au Turbine Hall. Dompter cet espace gigantesque avec une installation à son échelle, comme le firent notamment Olafur Eliasson (The Weather Project, 2003/2004) ou Anish Kapoor (Marsyas, 2002/2003). Ou bien l’emplir de manière plus délicate avec une œuvre davantage à l’échelle du visiteur, comme l’a voulu l’an passé Bruce Nauman avec Raw Materials, un dispositif constitué de vingt et une bandes-son plantées à hauteur d’homme et réparties dans l’ensemble de l’espace. Rachel Whiteread, elle, jongle avec les deux échelles et le fait bien. Chaque « boîte » est unique et concrète. Mais elle peut aussi se fondre dans la masse. Elle devient alors paysage. Un paysage urbain truffé d’étranges tours de Babel ou bien un paysage de glace tel en Arctique – en mars dernier, Whiteread a séjourné au Spitzberg.
Par endroits, les « cartons » sont rangés au cordeau, comme dans un entrepôt. Ailleurs, ils dégringolent comme des blocs de pierre dans une carrière abandonnée. D’un côté, l’industriel ; de l’autre, l’organique. Ici, la construction ; là, la destruction. L’ordre et le désordre. On navigue entre ces extrêmes, comme on s’immisce entre ces amoncellements diaphanes. On peut tourner autour, s’y arrêter, s’y cacher, peut-être, qui sait, s’y perdre. Mais l’on ne s’y sent jamais seul.

The Unilever Series 2005, Rachel Whiteread, Embankment

Jusqu’au 2 avril 2006. Turbine Hall, Tate Modern, Bankside, Londres, www.tate.org.uk, du dimanche au jeudi 10h-18h, vendredi-samedi 10h-22h. Catalogue, 120 p., env. 29 euros, ISBN 1-85437-571-7.

THE UNILEVER SERIES

- Dimensions de l’œuvre de Rachel Whiteread : 1 437 m2 - Financement d’Unilever : 2,2 millions d’euros pour la période 2000-2004 ; 1,4 million d’euros pour la période 2005-2007

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°225 du 18 novembre 2005, avec le titre suivant : Le jeu de construction de soi

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