Histoire de l'art - Art contemporain

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Le dernier tableau

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 21 décembre 2017 - 771 mots

Est-il possible d’établir une typologie du « dernier tableau », celui après lequel expirent les peintres ? Dans un livre publié par les éditions du Seuil, Bernard Chambaz s’y emploie avec un regard affûté et une langue diaprée. Étourdissant.

Rien ne garantit aux bonnes idées de faire de bons livres. Ce serait trop simple, et un brin agaçant. Combien de projets enthousiasmants se soldent par de piètres conquêtes ? Combien de grands desseins s’érodent sur les papiers glacés ? La règle de l’édition est de n’en pas connaître, d’enfanter des succès et des déceptions « contre toute attente ». Simple, la note d’intention de cette présente publication pourrait se résumer de la sorte : que peuvent nous enseigner les derniers tableaux des peintres ? Regardent-ils déjà vers la mort ou encore vers la peinture ? Ici et là, puisque, tel Janus, ils disent l’avant et l’après, le familier et le lointain, et paraissent assumer cette ubiquité merveilleuse.
 

Tableau final

Cet ouvrage relié, de format presque carré (24 x 28,5 cm), est présidé par une grande sobriété, que le lecteur pourra confondre avec de l’austérité. Sur un discret fond orangé, figurent les mentions d’auteur, d’éditeur et de titre, cette dernière permettant, par un effet de transparence, de distinguer le détail de l’œuvre qui se déploie sur la première et la quatrième de couverture – les Deux Comédiens (1966), d’Edward Hopper. Ce choix iconographique est judicieux. Le peintre et son épouse se remercient l’un et l’autre sur une scène anonyme, manière de dire que la vie est jouée. Tableau final, alors que s’approche la fin. Constat d’un peintre de quatre-vingt-quatre hivers au soir de sa carrière, quand l’émotion le dispute à la lucidité. Poignant.

Les tableaux retenus, présentés sur deux cent quarante pages, seront tous de cette intensité. Est-ce à dire que, par leur nature métaphysique, les œuvres littéralement ultimes furent toujours des chefs-d’œuvre, ou ce corpus est-il prodigieux en vertu d’une sélection quintessenciée ? Un peu des deux, à l’évidence.
 

Œuvres ultimes

Au préambule programmatique, par lequel Bernard Chambaz explicite son projet et sa méthode (« un texte bref évoquera ce qu’on voit ou peut voir sur le dernier tableau, le restituera dans la perspective de l’œuvre et racontera ce qu’on sait ou croit savoir sur les circonstances de la mort du peintre »), succèdent neuf chapitres proposant modestement une typologie efficiente de ce genre si singulier : « La mort à l’horizon », « Éros et Thanatos », « Finir en fanfare », « Une coda radieuse », etc.

Parfois scabreuse, cette approche thématique permet d’organiser le disparate, de mettre du sens dans le multiple, de proposer des recoupements, par-delà les siècles : la perspective de la fin peut susciter tantôt des visions voluptueuses, comme s’y adonnèrent Klimt (L’Épousée, 1918) et Rubens (Le Jugement de Pâris, 1638-1639), tantôt des remémorations nostalgiques, du côté de l’enfance, ainsi qu’en peignirent Rembrandt (Siméon avec l’Enfant Jésus au Temple, 1669) et Otto Dix (Autoportrait avec Marcella, 1969).

Méditation sur l’infini, prière angoissée, arpège musical, zébrure inexpliquée : la mort prochaine peut engendrer des images aussi sublimes qu’infinies – il n’est qu’à regarder ce taureau traversant un rideau transparent chez Bacon (Study of a Bull, 1991) ou, chez Corot, ce vieillard arrachant à son instrument quelques notes, malgré tout (Le Moine au violoncelle, 1874).
 

Derniers feux

Efficientes, ces neuf séquences, en tant qu’elles donnent à voir cette intrication de l’intime et de l’universel, du biographique et de l’historique, de l’événement et de l’histoire, pourraient être celles d’une exposition, à n’en pas douter. Aux grincheux qui regretteraient ce parcours thématique, Bernard Chambaz répond en annexe par une liste des tableaux par ordre chronologique.

Polygraphe, l’auteur répond surtout par sa langue, simple et affûtée, simplement affûtée, capable de faire revivre les derniers feux avant les cendres, et le trépas qui intervint après la chute d’un échafaudage, ainsi pour Signorelli, ou qui occasionna des funérailles nationales, ainsi celles de Braque. De Bacon : « Il a vécu [à Madrid] au moins deux histoires d’amour, le Prado et un dernier amant. Il prend l’avion sur un coup de tête, malgré les mises en garde de son médecin. À peine arrivé, il est hospitalisé chez les nonnes. En moins d’une semaine, c’est fini – il gît dans un linceul, étiqueté comme un tableau dans un musée. »

Deux bémols, toutefois. Que les dates de vie et de mort des peintres ne soient pas mentionnées, ce qui aurait permis de resituer parfaitement le tableau au sein d’une trajectoire, d’une temporalité. Que la localisation des œuvres ne soit jamais précisée, ce qui constitue une vraie faute de débutant ou un acte parfaitement manqué. Fort heureusement, le texte est suffisamment consolateur pour vite effacer ces regrets.

 

 

Bernard Chambaz,
Le Dernier Tableau,
Seuil, 240 p., 39 €.

 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°708 du 1 janvier 2018, avec le titre suivant : Le dernier tableau

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