Italie - Biennale

ENTRETIEN

Latifa Echakhch, artiste : « À Venise j’ai travaillé comme une musicienne »

VENISE / ITALIE

Née au Maroc, l’artiste, lauréate du prix Marcel Duchamp en 2013, réside depuis plus de dix ans à Vevey, sur les bords du lac Léman, côté Suisse. Elle a été choisie pour représenter la Suisse à la 59e Biennale de Venise.

Latifa Echakhch. © Sébastien Agnetti
Latifa Echakhch.
© Sébastien Agnetti
Comment décririez-vous en quelques mots l’installation « The Concert » que vous avez conçue pour le pavillon suisse ?

C’est une œuvre presque totale dans tout l’espace du pavillon, qui prend en considération l’esthétique, le physique et qui déroule en même temps un parcours narratif dont le visiteur active lui-même le mécanisme de visite. La déambulation commence par la fin, un après-concert avec des sculptures de bois calcinées, pour aller vers le lieu du concert lui-même, une partition d’une vingtaine de minutes écrite par un compositeur en percussions, Alexandre Babel : un concert en silence pour nous donner à sentir la musique mais avec de la lumière uniquement. C’est une œuvre collaborative puisque je l’ai conçue avec un musicien, mais aussi avec une designer de lumière et un curateur. Au lieu de travailler comme une artiste visuelle, j’ai travaillé ici comme une musicienne ; je me suis immergée dans un territoire totalement nouveau et étranger pour moi, ça a été une découverte absolue comme à mes débuts dans l’art… Au départ, il y avait l’idée de « challenger » ma pratique, mais finalement j’ai eu une véritable révélation sur le son.

L’idée de cycle est aussi au cœur du projet… En effet, j’ai choisi de travailler dès le départ du projet avec l’association Rebiennale pour essayer de faire au plus juste avec l’utilisation et la réutilisation du matériel ; c’est d’ailleurs moins parti d’une conscience écologique que de considérations pratiques, ça m’angoissait tellement d’imaginer ce transport en bateau de matériel à Venise… En même temps, ça rentrait aussi dans l’idée du cycle que l’on essayait de mettre en route : tout comme on a un cycle avec le jour et la nuit qui est mis en scène dans l’installation, cela nous permettait d’avoir un cycle avec des matériaux réutilisés qui seront aussi recyclés de la manière la plus fine et délicate possible après le démontage.

Quel regard portez-vous sur cette 59e édition de la Biennale ? Quels projets ou artistes ont retenu votre attention ?

J’ai beaucoup aimé le travail de Zineb Sedira, qui est aussi une amie proche, au pavillon français. Ça n’est pas un travail lourd, moraliste, bien qu’elle parle d’une histoire difficile ; au contraire, il y a de la joie, du glamour et de la « dolce vita ». Le pavillon de la Belgique avec le travail de Francis Alÿs était très réussi aussi, notamment sur le plan sonore. Un regret peut-être, qu’il y ait si peu d’œuvres installatives et gestuelles et une grande majorité d’objets accrochés aux cimaises. C’est pour cela que j’ai eu un coup de cœur pour la très belle performance de l’artiste roumaine Alexandra Pirici.

Cette biennale reflète-t-elle à votre avis les évolutions actuelles ?

La biennale indique toujours le tempo de ce qui va être dans les deux ans à venir, et là, on a une biennale différente parce qu’on a eu une année de plus… Donc des attentes et un retour de Venise qui se ressentent de manière encore beaucoup plus forte. C’est aussi un moment de grande tension, car cette biennale-là arrive après les mouvements #MeToo, Black Lives Matter, après la crise du Covid, pendant les guerres… Quoi qu’il en soit, l’exposition centrale, placée sous le signe du surréalisme et qui fait la place à tant d’artistes femmes, restera, je crois, dans l’histoire. Plus généralement, j’ai une grande joie à visiter des expositions depuis deux ou trois ans, à voir autant de femmes et d’artistes de couleur dans les collections. Imaginez-vous que moi, à l’époque, jeune artiste de couleur, je ne pouvais pas me projeter dans ces grands artistes qui ont fait l’histoire, il n’y avait pas d’effet miroir. C’est une chance incroyable pour les jeunes artistes qui vont arriver après nous, ils se sentiront libres et accueillis.

C’est la première fois que la Suisse choisit une artiste non suisse pour la représenter à la Biennale de Venise : est-ce que cela revêt une signification particulière pour vous ?

À vrai dire, je pensais ne jamais pouvoir exposer dans un pavillon national : le Maroc n’a pas de pavillon à la Biennale et, quant à la France, j’ai beau y avoir vécu trente-deux ans, je n’ai pas la nationalité française ; et puis cela fait plusieurs années que j’ai quitté le pays, cela ne faisait donc pas sens pour moi. C’est vrai que je ne suis pas suisse non plus, mais ici le système est différent : l’artiste est choisi sur concours par un jury national et international réuni par la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, il n’est pas désigné comme ailleurs, c’est le projet qui est primé. Cela me protège donc de toute critique sur le fait que je suis étrangère et je trouve cela très confortable. Il n’y a pas eu de discussion à ce sujet, il y a d’ailleurs eu très peu de commentaires dans la presse. Pour moi, c’est comme une forme de normalisation et surtout ça représente un énorme signe de progrès ; ça reste une première mais ça ouvre la voie pour la suite : c’est l’art avant tout !

Quelles sont les raisons qui vous ont fait quitter la France pour la Suisse il y a plusieurs années ?

Cela part d’une petite histoire : je voulais trouver un pays où je choisisse moi-même mon immigration. Je suis arrivée à un moment où je voulais quitter Paris et j’ai cherché un endroit où aller. J’ai beaucoup voyagé pendant quatre ans, j’ai fait des résidences en Suède, aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, et quand j’ai eu l’opportunité de séjourner en Suisse, j’ai réalisé que je m’y sentais très bien : c’est un bon format, ça n’est pas trop grand, les villes ne sont pas trop grandes, et surtout il y a une grande mobilité. La communauté artistique a beaucoup d’échanges, les gens sont très bienveillants entre eux et ce mélange des strates sociales ou des genres artistiques, c’est quelque chose que je ne trouvais pas à ce moment-là en France, dans les années 2000, et cela me gênait beaucoup.

Quel environnement de création trouvez-vous en Suisse en tant qu’artiste ?

On peut bien sûr parler du soutien aux arts plastiques et de l’accompagnement des jeunes artistes qui sont beaucoup plus importants en Suisse qu’en France, mais pour moi, c’est avant tout une question de ressenti. Je trouve ici une forme de légèreté et en même temps d’amour du travail, alors qu’en France, la dureté est économique mais elle a aussi des racines historiques ; la hiérarchie est partout présente, même dans le milieu de l’art que je trouvais à l’époque si peu jovial et libre ; il l’était en tous les cas quand j’en suis partie, je n’ai plus de vue claire sur les dix dernières années, les choses ont, je crois, un peu changé. J’ai en tous les cas eu besoin d’évoluer dans un univers où toutes ces considérations sont secondaires, où l’artiste est au cœur de ce monde et où seul le travail compte.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°591 du 10 juin 2022, avec le titre suivant : Latifa Echakhch, artiste : « À Venise j’ai travaillé comme une musicienne »

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