Danse & Théâtre

Jan Fabre, la vague flamande du Lac des Cygnes

Par Anne-Marie Lercher · L'ŒIL

Le 1 avril 2002 - 1416 mots

En présentant ce printemps Le Lac des Cygnes au Théâtre de la Ville à Paris, Jan Fabre nous interroge et nous fascine une fois de plus par ses féeries baroques qui concilient anges, bêtes et hommes.

Fidélité » est le mot de passe pour pénétrer l’univers fantastique de Jan Fabre : fidélité aux primitifs flamands, fidélité à la passion de son arrière-grand-père entomologiste, fidélité à la révolte d’Artaud, fidélité à la pureté du mouvement de Balanchine. Entre tous ces héritages et tous les arts auxquels il se consacre, dessin, sculpture, performance, théâtre et danse, il fait le lien par sa pensée et son travail sur les limites héroïques du corps. Et Troubleyn (« fidélité » en flamand) est le nom de sa troupe d’acteurs-danseurs établie à Anvers, dans le quartier de son enfance. La création du Lac des Cygnes n’est pas en rupture avec celle de Je suis sang, ni même avec le dernier spectacle qu’il a donné au Théâtre de la Ville, As long as the world needs a warrior’s soul, même s’il met cette fois en scène les danseurs classiques du Ballet royal de Flandre, ne gardant de sa troupe que Jurgen Verheyren. Depuis 1980, le directeur de ce ballet, Robert Denvars, voulait lui confier une chorégraphie mais il avait accepté sous condition : il ne monterait que Le Lac des Cygnes. Comment ne pas être frappé en effet par la concordance du destin de cette princesse-cygne avec les thèmes récurrents de l’œuvre de Jan Fabre : les métamorphoses, le passage à la nouvelle vie de la mort. La « cruauté personnelle » qu’il exige de ses comédiens, il la demande ici aux danseurs classiques, les vouant aux impossibles contorsions des damnés des Jugements derniers de Bosch ou de Van der Weyden, à mi-chemin entre la bête et l’ange qu’ils souffrent de ne pouvoir devenir. Cette tragédie de la pesanteur et cette tension du danseur vers l’envol éphémère correspondent parfaitement au thème romantique de l’union interdite entre un homme et un oiseau que Tchaïkovski avait choisi, et cette coïncidence absolue de la forme et du fond ne pouvait qu’intéresser Jan Fabre. Comme Artaud, il sait bien que la transcendance au théâtre viendra de « cette liaison magique avec le danger » dont seul un corps en péril peut témoigner. Avec son équipe technique, Daphne Kitschen aux costumes et Jan Dekeyser à l’éclairage, il est à même d’habiter l’espace d’un ballet dont la nature, l’eau, le vent et les « êtres élémentaires » sont les protagonistes, à la manière des primitifs flamands qu’Artaud prenait lui aussi comme modèles scénographiques, ainsi qu’il le confie dans sa lettre du 28 mai 1933 à Jean
Paulhan : « N’importe quelle mise en scène devrait avec son mouvement, ses personnages multiples, ses éclairages, ses décors, rivaliser avec ce qu’il y a de plus profond dans des peintures comme la Tentation de Saint Antoine de Jérôme Bosch et l’inquiétante et mystérieuse Dulle Griet de Bruegel le vieux où une lueur torrentielle et rouge, bien que localisée dans certaines parties de la toile, semble sourdre de tous les côtés et, par je ne sais quel procédé technique, bloquer à un mètre de la toile l’œil médusé du spectateur. Et de toutes parts, le théâtre y grouille ». Le théâtre, transgression ultime de l’œuvre plastique : sans doute peut-on comprendre ainsi la démarche de Jan Fabre. Tous les grands chorégraphes qui ont travaillé sur Le Lac des Cygnes ont pris la liberté d’en retoucher la chronologie et Jan Fabre en a fait une nouvelle lecture, tout en conservant le célèbre enchaînement de l’acte II, celui du serment, que Petipa avait réglé dès 1899 à Moscou et que Serge Lifar reprit à Paris en 1935. Ce collage est propre à l’esthétique de Jan Fabre qui ne se lance jamais « over the edges » pour reprendre le titre de sa tumultueuse exposition de Gand, sans avoir d’abord exploré et montré justement quelles sont les limites qu’il choisit de dépasser. Mais cette alliance de la mesure et de la transe n’est elle pas le propre du rituel ?

Glorifier la danse
Nous assistons en effet, comme Jan Fabre l’a écrit sur le dessin qu’il a fait pour son spectacle, à une « glorification de la danse », à une cérémonie qui fait des corps des « surmarionnettes », au sens où l’entendait Gordon Craig dont Jan Fabre est aussi l’héritier. Comme ceux des insectes, leurs mouvements dans l’espace clos de la scène disent le conflit tragique du déterminisme et de la liberté, de l’uniformisation et de la singularité. Ainsi, Siegfried se laisse duper par l’apparence d’Odile, le sosie d’Odette, piégé par la duplication angoissante qui fait aussi le sujet d’un beau monologue de Jan Fabre dédié à Els Deceukelier :

« Une falsification telle quelle
Vraiment infalsifiée je suis
Je ne suis pas morte
Je suis un modèle
Je suis une copie
De la vie et de la mort ».

Le ballet classique n’est-il pas justement la métaphore de la frontière indécidable entre l’un et le multiple, chaque ballerine étant identique et pourtant différente ? Toute l’émotion de la musique de Tchaïkovski tient à cette hésitation baroque et romantique entre l’authenticité de la vie sauvage et les fastes illusoires de ce qui tient lieu de vie, le bal et le mariage conventionnel auquel Tchaïkovski se soumettra lui-même quelques mois après avoir achevé sa composition et qui aboutira à un suicide manqué dans les eaux glacées de la Moskova. On oublie parfois que Shakespeare est l’exact contemporain de Bruegel le jeune. Les mêmes questions, la même sensibilité aux « vanités » les ont traversés. Jan Fabre est de cette famille-là. Son Lac des Cygnes reflète par les squelettes présents sur scène l’inépuisable inquiétude d’Hamlet, telle qu’il la formule dans le monologue L’Empereur de la perte : « Est-ce que j’existe ? Suis-je déguisé en miroir ? ». Ce que nous dit le théâtre de Shakespeare ou de Calderon, c’est bien cette déchirure insoluble, cette « Shake–expérience » (selon le jeu de mots de Jan Fabre) qui se nourrit d’oxymores et de contrastes jusqu’au passage ultime :

« Et par dessus tout je veux rêver le rêve impossible.
Ne veux-je plus connaître la dualité
qui caractérise notre vie ?
La jouissance suprême a commencé
la formulation finale
l’expression complète
la jouissance ultime est ici
la jouissance de la métamorphose ».

Engloutis par le lac, Siegfried et Odette retrouvent la nature avec toute sa science et ses secrets oubliés. Le calme revient sur les eaux, comme dans cet Umbraculum où Jan Fabre exposait cet été en Avignon des constellations de scarabées verts sur les fauteuils roulants ou béquilles qui accompagnent les corps dans leur dernier voyage : la représentation de la mort et sa puissance d’exorcisme sont toujours chez lui orchestrées par le grouillement carnavalesque aux connotations humaines et animales. Ainsi, dans ce Lac des Cygnes, des peaux d’animaux se mêlent à la chair des danseurs. Qu’en pensera le public ? Probablement ce qu’Artaud disait à propos d’une action dramatique de Jean-Louis Barrault au Théâtre de l’Atelier au cours de laquelle il se métamorphosait en cheval sauvage : « Il y a dans ce spectacle une force secrète et qui gagne le public comme un grand amour prête à la rébellion ».

- Plasticien de formation, Jan Fabre est né en 1958 à Anvers, où il fait ses études aux Beaux-Arts. Ses premières manifestations artistiques sont des performances dans la lignée de Joseph Beuys. En 1982, son premier spectacle, Pouvoir des folies théâtrales, dure huit heures et est engagé dans une tournée internationale. En 1990, il règle un ballet de William Forsythe, The Sound of one hand clapping, en 1993 il présente aux Rencontres chorégraphiques de la Seine Saint-Denis un spectacle de danse/théâtre, Da un altra faccia del tempo. En 1998, il monte The fin comes a little bit earlier this siecle et en Avignon, en 2000, il présente un solo de danse, My movements are alone like streetdogs, suivi en 2001 de Je suis sang. La même année, il monte au Théâtre de la Ville, à Paris, As long as world needs a warrior soul. Ce printemps, on pourra voir Le Lac des Cygnes au Théâtre de la Ville, 16, quai de Gesvres, 75004 Paris, tél. 01 42 74 22 77. Du 9 au 12 avril. Et une exposition, « Prières », au Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis, 22, rue Gabriel-Péri, 93200 Saint-Denis, tél. 01 42 43 05 10. Du 11 mars au 24 juin.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°535 du 1 avril 2002, avec le titre suivant : Jan Fabre

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