Art contemporain

Hans op de Beeck, le sel du temps

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 23 septembre 2025 - 1456 mots

Le monde a-t-il été pétrifié, couvert de cendres ? Dans les deux espaces de la galerie Templon à Paris, l’artiste belge Hans Op de Beeck déploie son univers onirique, où le temps et les êtres semblent cristallisés comme dans la glace, pour révéler ce monde invisible qui se cache derrière le réel, les couleurs et le cours effréné de l’existence.

Minuit. Minuit moins cinq. On dort. C’est sans doute l’heure à laquelle s’arrêtent les aiguilles des montres de ceux qui pénètrent dans le monde onirique de l’artiste belge Hans Op de Beeck (né en 1969). Après le Musée royal des beaux-arts d’Anvers, le voici qui nous envoûte dans les deux galeries parisiennes de Daniel Templon, à travers des sculptures, des peintures à l’aquarelle ou encore d’un film animé. Les murs ont été peints en noir ; nous sommes plongés dans le monde de la nuit, des rêves, de la frontière entre la vie et la mort, où se révèlent la douloureuse beauté du monde, la fragilité de la vie, le tragicomique de nos existences. Ici, un cavalier torse nu, un petit singe tenant une ombrelle sur l’épaule n’en finit pas de se retourner. Là, une enfant dort dans un lit flottant sur un lac où fleurissent des nénuphars, un livre ouvert à son chevet, où s’est posé un papillon. Plus loin, une petite danseuse a enfilé des chaussures trop grandes pour elle, tandis qu’un petit garçon concentré fronce les sourcils en jouant au noble chevalier brandissant une épée. Ailleurs encore, un crâne, des livres, une coupe, un bougeoir rappellent, dans une sculpture monumentale, la fugacité de l’enfance et la brièveté de nos vies. Les apparences, les couleurs ont disparu. « Si on produit en couleurs des sculptures réalistes, on risque de faire un peu un exercice à la Madame Tussauds… J’ai un très grand respect pour les artisans, mais ma pratique est radicalement autre : il ne m’importe pas de copier péniblement la réalité. À travers mon art, je cherche à évoquer un sentiment, une atmosphère, qui invite à chercher ce qui se trouve sous la réalité », souligne Hans Op de Beeck. Ainsi, son gris velouté fait taire l’anecdote, évoquant le silence des paysages enneigés ou celui de la nuit, dans un temps pétrifié qui invite à explorer l’au-delà des apparences.

Artiste d’atelier

C’est souvent la nuit, d’ailleurs, que naissent les œuvres de Hans Op de Beeck. « J’aime créer la nuit car j’ai besoin de la solitude, du silence, de ce temps où je sais que je ne serai pas dérangé pour peindre et pour écrire », confie-t-il. Enfant rêveur, peu enclin à écouter ses professeurs et à l’écart de ses camarades sportifs, il préférait dessiner, jouer du violon et de la guitare, faire du théâtre. Une façon d’habiter le monde autrement, et le réinventer. « Je forgeais ainsi mon identité », observe celui dont le théâtre intérieur et nocturne irrigue aujourd’hui l’œuvre. Pendant ses études d’art, qu’il achève à 29 ans, cet amoureux de Johannes Vermeer – dont il admire la fabuleuse capacité de peindre le silence et la beauté de l’instant – découvre les pratiques contemporaines. Il les fait siennes avec enthousiasme. Artiste pluridisciplinaire et désormais exposé dans le monde entier, il peint, conçoit des sculptures, des installations immersives, des films. « Je ne cherche pas à faire une œuvre intellectuelle ou conceptuelle : je suis un artiste d’atelier », prévient-il. Le gris de ses sculptures, d’ailleurs, n’est pas conceptuel. Il a émergé au sein de l’atelier. « Quand j’ai fait ma première sculpture d’un être humain, en plâtre blanc, j’ai remarqué que l’expression du personnage était difficile à lire, comme si le blanc, trop pur, effaçait certains détails et faisait disparaître la capacité du visage sculpté à exister… Alors, j’ai commencé à mélanger un peu de pigment noir dans mon plâtre blanc. En démoulant ma sculpture, j’ai découvert un ton gris béton, doux, qu’on avait envie de toucher, et qui donnait chair aux expressions des visages », raconte l’artiste, qui utilise aussi du noir, du blanc, du gris et, parfois, quelques touches de couleur – comme ces délicates fleurs roses fleurissant sur un arbre inspiré des estampes japonaises, exposé rue du Grenier Saint-Lazare (3e), chez Templon.

Son atelier, installé à Anderlecht, au sud-ouest de Bruxelles, dans une ancienne usine de jouets, occupe quatre niveaux. Au rez-de-chaussée, il peint et travaille le métal. Au premier étage se trouve un grand atelier de menuiserie ainsi qu’un autre, pour la fabrication des moules ; au deuxième, son bureau, et une petite salle de projection pour visionner les films sur lesquels il travaille. Et, tout en haut, au dernier, l’appartement familial, où ont grandi ses quatre enfants, qui sont sa « plus grande réussite » et son grand bonheur. Dans ces espaces où l’art et la vie s’entremêlent, Hans Op de Beeck s’est entouré d’une petite équipe, qui s’étoffe selon les besoins des projets en cours. « Nous travaillons toujours en parallèle sur plusieurs projets. Pendant que j’écris un texte ou que je peins une aquarelle, au sein l’atelier de sculpture, mes assistants s’occupent du moulage, du ponçage, ou de la finition de certaines pièces », explique-t-il.

D’un cheval à l’autre

Chaque élément est fabriqué à la main. Pas question, pour lui, d’utiliser des objets ready-made. Chaque élément d’une sculpture, d’une installation est dessiné et créé par l’artiste et son équipe. Ainsi, pour sa Danse macabre, étonnant manège baroque évoquant les parcs d’attractions abandonnés après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, où s’amusent des squelettes fumant une cigarette ou se pavanant avec une ombrelle, aucun élément de manège existant – cheval ou autre décor – n’a été intégré à l’installation. « Cela pourrait donner le sentiment d’un décor de série télévisée ou de soap opera… Il n’en est pas question ! J’ai ainsi dessiné chaque pièce du carrousel, puis nous avons réalisé de nombreux moules pour fabriquer chaque élément en polyester, avant d’assembler le tout dans une grande construction », explique Hans Op de Beeck. Comme un être vivant, l’œuvre ne cesse de s’enrichir pendant sa création. Ainsi, les squelettes joyeux ne faisaient pas partie du projet initial. Ces créatures drôles et grinçantes, évoquant les peintures de James Ensor aussi bien que les festivités du Jour des morts au Mexique, ont émergé au fil de la construction du manège, presque au dernier moment, changeant le carrousel en danse macabre pour évoquer le tragicomique de la condition humaine.

L’atelier se transforme parfois en un théâtre d’ombres ou une scène vivante, où l’œuvre s’élabore lentement et prend parfois des développements inattendus. Si la vie quotidienne est la source d’inspiration de l’artiste, il n’est pas question de représenter la réalité, mais de recréer un monde dépouillé de l’anecdote ou de tout élément spectaculaire, pour en percevoir l’essence. « Les personnages ne sont jamais des portraits. Ils sont toujours fictifs : par exemple, un petit ange qui s’ennuie, tenant une baguette magique, assis là, sans faire l’ange, mais simplement habillé comme tel, l’air mélancolique… Je les imagine mentalement, puis j’essaie de trouver la personne la plus adaptée pour exprimer et incarner ce personnage intérieur », confie ce passionné de théâtre, grand amateur de Samuel Beckett et d’Eugène Ionesco. Pour le cavalier (Horseman), qui accueille le visiteur à la galerie Templon, rue du Grenier Saint-Lazare, il a cherché un homme maigre, très expressif, avec une présence charismatique forte, évoquant un Don Quichotte contemporain. Il l’a fait poser sur une structure représentant un cheval – sculpté ultérieurement – et l’a dirigé comme il l’aurait fait avec un danseur. La pose finale – le regard par-dessus l’épaule, l’expression du visage, la main posée sur la croupe du cheval – est née de cette lente élaboration, s’enrichissant encore par une libre association d’idées… Puis, très tardivement, l’artiste a rajouté sur l’épaule du cavalier, un petit singe tenant une ombrelle, exprimant la bienveillance et la sensibilité de cet homme qui prend soin de cette petite créature. Ainsi se déploie l’univers de Hans Op de Beeck : comme une recherche du temps perdu, comme une cathédrale, ou comme une robe que l’on tisse et que l’on construit. Sans doute, pour mieux le comprendre faudrait-il relire Marcel Proust, pour qui la vraie dimension des hommes, celle qui fait de leur vie une vie humaine, ce n’est pas l’espace, mais le temps. D’une œuvre à l’autre, que l’on soit déjà avancé en âge ou que l’on ait encore une vie entière à construire, on se reconnaît dans une petite fille endormie ou dans un cavalier qui se retourne, et l’on sent son cœur battre dans celui d’un père et d’une mère vieillissants qui se tiennent côte à côte en robe de chambre, regardant au loin. « En tant qu’artiste, je ne me sens pas comme un guide. Simplement un compagnon de route, qui partage ses questionnements, ses moments de joie et d’émerveillement, ses angoisses », affirme-t-il, avec modestie.

À Voir
« Hans Op de Beeck, On Vanishing », Galerie Templon, 28, rue du Grenier Saint-Lazare et 30, rue Beaubourg, Paris-3e, jusqu’au 31 octobre, www.templon.com
1969
Naît à Turnhout, en Belgique
1999
Diplômé de la Rijksakademie d’Amsterdam
2001
Prix de la Jeune peinture belge
2002-2003
Résidence au MoMA PS1 à New York
2004
Première grande exposition solo au GEM, La Haye (Pays-Bas)
2023
Réalise les bustes officiels du roi Philippe et de la reine Mathilde, pour le Sénat belge
2025
Double exposition à la Galerie Templon à Paris

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°789 du 1 octobre 2025, avec le titre suivant : Hans op de Beeck, le sel du temps

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