Franck Goddio et les mystères d’Osiris

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 25 août 2015 - 1365 mots

Archéologue, scientifique et homme d’action tout à la fois, Franck Goddio explore depuis trente ans les fonds sous-marins de la rade d’Alexandrie pour y ressusciter ses cités englouties.

L'impondérable et le hasard sont mes ennemis mortels, mon dieu Seth en quelque sorte », nous prévient d’emblée Franck Goddio pour décrire l’état d’esprit dans lequel il conduit, depuis plus de trente ans, des fouilles sous-marines dans la baie d’Aboukir, à quelque 6,5 km des côtes égyptiennes. Ceux qui le prendraient, en effet, pour un aimable aventurier en mal de sensations fortes seront un brin déçus. Certes, il y a du panache et un parfum de romantisme chez celui qui compte parmi ses ascendants le navigateur Éric de Bisschop, célèbre pour son exploration du Pacifique dans les années 1950. Mais Franck Goddio est aussi et surtout un redoutable stratège qui dirige d’une main de maître son équipe pluridisciplinaire et cosmopolite d’archéologues, plongeurs, restaurateurs, céramistes, photographes, dessinateurs et étudiants originaires de France, d’Égypte, des Philippines, de Russie, d’Angleterre, d’Espagne ou des États-Unis. Soit une soixantaine de membres fidèles et chevronnés qui ont acquis des compétences très particulières dans cette pratique, ô combien complexe, qu’est la prospection archéologique en milieu sous-marin.

On se souvient ainsi de la mémorable exposition à la Grande Halle de la Villette où le grand public découvrit, en 1994, les vestiges du San Diego, un galion espagnol coulé en 1600 au large de l’île de Fortune, aux Philippines. Dans une mise en scène spectaculaire signée Philippe Délis, était exposé le fruit des deux campagnes de fouilles menées par Franck Goddio et ses plongeurs : des canons, des monnaies, de la vaisselle d’argent, des bijoux, des armes, des instruments de navigation, mais aussi et surtout des porcelaines chinoises bleu et blanc et pléthore de jarres provenant du Sud-Est asiatique portant, pour la majorité d’entre elles, des marques d’ateliers, des signatures de potiers, des chiffres de propriété. Comme le portrait vivant et bigarré de la vie d’un équipage à bord d’un galion espagnol à l’aube du XVIIe siècle, et la radioscopie fidèle des échanges économiques entre l’Europe, l’Asie et le Nouveau Monde…

Le phare d’Alexandrie
Mais c’est sans doute dans cette terre d’Égypte assoiffée d’éternité et de sacré que Franck Goddio va connaître ses plus grandes émotions scientifiques et humaines. « Mon premier contact avec cette région remonte à 1984 lorsque j’ai rencontré l’archéologue français Jacques Dumas qui tentait, avec son équipe, de localiser l’épave de L’Orient, le navire de Bonaparte coulé par la flotte anglaise en baie d’Aboukir. Je me suis alors rendu compte qu’il y avait une réelle opportunité à mettre au jour les différents sites submergés dans le grand port d’Alexandrie, et à révéler les anciennes cités de Canope et de Thônis-Héraklion décrites par les auteurs antiques », se souvient avec émotion Franck Goddio. Il faudra cependant attendre 1992 pour que l’Institut européen d’archéologie sous-marine (l’IEASM, fondé par l’archéologue en 1985) entreprenne très officiellement les premières prospections dans la région. Pour la réalisation d’un tel projet, les techniques les plus sophistiquées seront alors mises en œuvre. « Nous sommes à la pointe de la recherche en matière de prospection géophysique, ce qui nous permet de localiser préalablement, et sans destruction aucune, les sites que nous désirons fouiller. Par ailleurs, nous disposons d’instruments de mesure multifaisceaux qui nous donnent une image précise des fonds marins, centimètre par centimètre. Nous avons ainsi une connaissance hallucinante des fantômes des reliefs du passé d’Alexandrie et des cités environnantes. Enfin, depuis l’année dernière, nous avons peaufiné une technique de photos en 3D en milieu sous-marin qui nous permet de suivre, jour après jour, l’avancée de nos travaux », explique, non sans un brin de fierté, Franck Goddio dont le travail s’apparente, en bien des points, à celui d’un chef d’orchestre anxieux de la moindre fausse note !

Dès lors, force est de reconnaître que les découvertes les plus fabuleuses se sont succédé à une cadence effrénée. « Grâce à ces nouvelles méthodes d’investigation, nous avons pu opérer dans cette zone particulièrement polluée et soumise à d’intenses sédimentations naturelles. Et les résultats ont dépassé toutes nos espérances ! Dès 1992, nous avons établi une cartographie précise du célèbre Portus Magnus d’Alexandrie, qui différait sensiblement des premières interprétations des textes des auteurs antiques », explique ainsi l’archéologue. Les Quartiers royaux commençaient ainsi au cap Lochias, qui fermait à l’est le grand port où mouillaient les galères réservées à l’usage exclusif du roi. L’île d’Antirhodos elle-même a été redécouverte à un tout autre endroit que celui imaginé par les historiens : elle faisait face au Caesarium, et sur son esplanade ont été dégagés les restes de fondations d’un palais vraisemblablement daté du IIIe siècle avant notre ère. Sur une autre partie de l’île, une très belle statue de prêtre d’Isis portant un vase osiriaque, accompagnée de deux sphinx, a été exhumée, attestant l’existence d’un sanctuaire dédiée à la déesse « aux mille noms ». Si le célèbre phare, objet de tous les fantasmes et de toutes les supputations, n’a guère été retrouvé, on peut néanmoins émettre l’hypothèse raisonnable qu’il se localisait sur le rocher situé entre les deux passes donnant accès au grand port, une zone désormais submergée et recouverte en grande partie par des constructions modernes.

Le Nil, tombeau-mémoire
C’est cependant dans la baie d’Aboukir, au nord-ouest du delta du Nil, que l’émotion des fouilleurs allait atteindre son paroxysme. N’était-ce pas dans cette vaste région désormais engloutie que prospéraient jadis les cités antiques de Canope et de Thônis-Héraklion dont les auteurs anciens vantaient les richesses innombrables et l’intense activité économique ? Gisant au fond de l’eau depuis seize siècles (toute la région canopique a été submergée à la suite d’accidents sismiques et géologiques), fondations de temples, stèles, statues et objets liturgiques allaient renaître au grand jour, reflétant dans les moindres détails les liens étroits des deux villes avec le dieu Osiris et la célébration de ses Mystères. Et c’est précisément toute cette « géographie du sacré » que va faire revivre la grande exposition de l’Institut du monde arabe présentée cet automne à Paris. Entre les deux cités jumelles se déroulait en effet, au mois de Khoiak de chaque année, une navigation symbolique qui démarrait au grand temple de l’Amon du Géreb d’Héraklion, pour s’achever au sanctuaire d’Osiris, à Canope. Quel ne fut pas alors le bonheur de Franck Goddio et de son équipe de plongeurs de découvrir, miraculeusement préservées, les traces matérielles de ce rituel de renaissance cyclique et de fécondité ! Louches sacrificielles, plats à offrandes, situles, brûle-encens, lampes à huile, passoires, sistres, statues de prêtres ou de dieux, barques votives en plomb scandant ce parcours…, les eaux du Nil sont depuis seize siècles le « tombeau-mémoire » de ces marques de dévotion. Car, gainé dans ses bandelettes de momie, Osiris est bel et bien le dieu civilisateur par excellence, celui qui a enseigné aux hommes les lois et l’agriculture. Démembré par son frère Seth puis ressuscité grâce aux bons soins de sa sœur et épouse Isis, il est le symbole de l’amour et de la piété conjugale, le parangon de toutes les vertus auxquelles chaque pharaon souhaite s’identifier. Point de hasard donc si les Mystères d’Osiris constituaient les fêtes rituelles les plus importantes qu’ait connues l’Égypte antique !

Il faut alors imaginer la ferveur populaire qui devait embraser les rives du Nil et sa population bigarrée et cosmopolite. Lorsque les eaux du fleuve se retiraient pour laisser place aux champs et aux cultures, les prêtres façonnaient dans l’argile des effigies du dieu gorgées de l’eau de la crue nouvelle : la germination de ces « Osiris végétants » symbolisait la vie éternellement renouvelée, l’équilibre du monde sans cesse maintenu par le triomphe du soleil sur les ténèbres. Dans le sillage des Égyptiens, les souverains ptolémaïques d’origine grecque reprendront à leur compte cette symbolique de renaissance perpétuelle pour légitimer, en terre pharaonique, leur pouvoir. Héraklion et Canope vont devenir le théâtre naturel de cette propagande royale et de ce culte dynastique des successeurs d’Alexandre le Grand. Une nouvelle divinité assurera alors la symbiose entre dieux grecs et dieux égyptiens : Sarapis, l’incarnation de l’Osiris-roi, l’époux d’Isis l’universelle. Ironie de l’histoire, le Sérapéum de Canope sera l’un des sanctuaires de l’Antiquité les plus visités. Les auteurs antiques rapportent en effet que les pèlerins affluaient de toutes parts pour honorer le dieu, célèbre pour ses pouvoirs guérisseurs et ses miracles…

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°682 du 1 septembre 2015, avec le titre suivant : Franck Goddio et les mystères d’Osiris

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque