Art contemporain

Escif - L’art comme expérience de vie

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 17 décembre 2019 - 1952 mots

Chez l’artiste espagnol Escif, la pratique de l’art dans l’espace public urbain et numérique s’offre comme une tactique et une expérience, destinées à ouvrir des brèches dans les systèmes politiques contemporains…

Écrire un portrait d’Escif implique d’emprunter des chemins de traverse parfois savoureux. Ce pas de côté n’est pas seulement lié aux dérobades d’un artiste un peu vite estampillé street art, et pour qui la discrétion est d’abord un héritage du graffiti. Du reste, Escif ne se cache pas. Il se tient simplement à distance, et accepte d’ailleurs – fait rare – de répondre à quelques questions par écrit. Surtout, en guise d’esquive, il nous oriente vers divers interlocuteurs : artistes, commissaires d’exposition, directeurs artistiques… Cherche-t-il à donner à ce portrait la forme d’un collage collectif ? Nous invite-t-il à débusquer dans les actions des uns, dans les œuvres des autres, quelques clés de lecture ? À moins qu’il ne s’agisse d’un jeu, comme le suggère son ami Fermin Jimenez Landa, artiste rencontré à la fin d’un cursus d’arts plastiques à l’université de Valence (Espagne). Ou même d’un genre de performance artistique, comme l’affirme Lolo, du duo artistique espagnol Lolo & Sosaku.

« Sa volonté de se mettre en retrait est une façon de ne pas verser dans la sacralisation de l’artiste, suggère Adeline Lépine, responsable de Veduta, le programme hors les murs de la Biennale de Lyon, auquel Escif participait en 2019. C’est aussi une posture militante – un militantisme souterrain –, qui agit dans l’ombre, car cette ombre permet de faire et dire des choses qu’on ne pourrait pas dire ni faire en pleine lumière. » Selon David Demougeot, elle est aussi une façon de « laisser le travail parler de lui-même » : « Quand la pièce est dans la rue, elle ne lui appartient plus », note le fondateur de Bien urbain à Besançon. Quoi qu’il en soit, ce protocole esquisse déjà les facettes d’un artiste dont la démarche, amorcée il y a vingt ans, est aussi une position éthique et philosophique, une manière de se tenir dans le monde. « C’est un être à part, une personne exceptionnelle, insiste d’ailleurs Lolo. Il casse les moules dans lesquels se coulent l’art public et l’art urbain. »

Reconquérir l’espace public

Sa trajectoire singulière s’est pourtant façonnée en partie dans ces moules-là, puisqu’elle doit beaucoup à la découverte en 1999 du graffiti, en compagnie d’Albe, décédé depuis. Mais à distance de l’ego trip et du désir d’ubiquité, l’expérience qu’il rapporte de ces années-là évoque bien davantage Hakim Bey et ses zones d’autonomie temporaires. Ou le collectif anglais Reclaim the streets et sa façon de réinvestir la ville, via l’action directe, la fête et le jeu, contre tout ce qui la privatise et la stérilise. « De manière symbolique, le graffiti construit de petites zones autonomes dans lesquelles le graffeur agit un instant selon ses propres normes, écrit-il. Montrant qu’il est possible de construire la ville par le bas, prouvant qu’un autre monde est possible, ouvrant une fissure au cœur de la ville. C’est comme un tour de magie. »

Pour Escif, la création dans l’espace public est d’abord de l’ordre de la tactique. C’est une forme de guérilla sans armes ni violence, menée avec humour et poésie au cœur de la vie quotidienne. « En 2015, lors d’une de ses venues à Bien urbain, il a fait plein d’interventions sans autorisation, rapporte David Demougeot. Il a par exemple augmenté de 5 cm les passages piétons. Il a aussi modifié la surface de Besançon en déplaçant les panneaux d’entrée et de sortie de ville. » Dans le quartier maraîcher de la Punta, il convoquait aussi récemment divers artistes pour s’opposer, à coups de fresques, à un projet de « zone d’activités logistiques » devant conduire à l’expulsion d’une centaine de familles. « L’espace public est un espace de dialogue, de rencontres, d’échanges, explique Escif. Il est de ce fait un espace très politique. Tout ce que nous faisons dans la rue aura une répercussion directe sur la société, ce qui confère une grande responsabilité. Ulrike Meinhof disait : “On fait partie du problème, ou de sa solution.” C’est un mantra que j’essaie de me répéter de temps en temps. Il n’existe pas d’art neutre ou naïf. Tout ce que nous faisons dans la rue participe d’un mouvement politique, ou de son contraire – politique au sens le plus large du terme, entendu comme la forme dans laquelle s’organise la vie dans les villes. Depuis vingt ans que je peins dans la rue, j’ai vécu quelques expériences fortes dans ce domaine. Certaines très positives, d’autres très négatives. J’ai vu comme une peinture pouvait aider un collectif à s’organiser et à se renforcer pour défendre ses droits et son territoire. J’ai vu aussi les peintures murales, hélas nombreuses, annoncer de grands plans urbains de spéculation contre les habitants d’un quartier. »

La poésie de l’expérience

L’action directe d’Escif dans l’espace public l’incline à privilégier les projets collaboratifs et à répondre aux commandes d’ONG plutôt qu’aux sollicitations du marché de l’art. Sur les murs, elle donne parfois lieu à des œuvres ouvertement politiques. L’artiste peint des policiers, des migrants, des smartphones, des manifestants, des touristes alignant les selfies devant des flops qu’on devine déjà gentrifiés. Le plus souvent pourtant, il offre au passant une image plus ténue, tantôt banale, tantôt insolite : un chien de chasse, un ensemble de pots de fleurs, un interrupteur, une escrimeuse, un homme pris en sandwich dans un cheval coupé en deux… L’interprétation, ouverte et ambivalente, naît alors de la « rencontre fortuite » du contexte et d’un dessin, souvent assorti d’un texte sans rapport évident. « Il interroge des sujets de société qui ont du sens, mais le fait de manière poétique, ce qui n’était pas le cas de beaucoup d’artistes quand je l’ai invité pour la première fois à Bien urbain, en 2011, note David Demougeot. Escif n’est pas dans une approche frontale à la Banksy ou à la Dran : la sienne est plus légère, mais aussi plus barrée. »

Dans la bouche de nos interlocuteurs, le mot poésie revient souvent. Une poésie un peu absurde, toujours légère, notamment par sa façon d’inscrire l’œuvre sans l’imposer dans l’espace du quotidien. « Il recourt à des couleurs très élégantes, toujours discrètes, qui respectent le mur et n’imposent rien », note Lolo. Ce sont des gris, des ocres, des blancs, des bruns, traités au pinceau comme de l’aquarelle, qui semblent vouloir se fondre dans leur environnement. « Les grands murs ne sont pas ce qu’il préfère, ajoute Fermin Jimenez Landa. Il aime peindre de petites choses. Il n’est pas dans la logique du graffiti ou de certains artistes muraux, et ne cherche pas la visibilité. Il cherche plutôt à pointer quelque chose, fait attention aux couleurs alentour, répète parfois une forme, un objet. N’en naissent pas des peintures, mais des installations. »

Un autre nom se répète aussi à son propos : celui de Robert Filliou. Escif n’en hérite pas seulement l’idée que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Il partage aussi sa drôlerie, sa façon de lier l’art à la spiritualité (le bouddhisme notamment) et à l’expérience. « J’entends la peinture comme conséquence d’une attitude, d’un positionnement, comme une forme d’introspection et d’exploration, explique-t-il. La peinture comme fin esthétique en soi ne m’intéresse pas. Mais comme résultat d’une expérience de vie. C’est la raison pour laquelle j’essaie de choisir des projets et des méthodes de travail qui me permettent d’insister sur le processus. Il y a une part de la peinture dans tout cela, mais il y a surtout de la curiosité, de l’inquiétude et le besoin frustré de comprendre pourquoi nous existons dans ce monde. J’ai décidé de me consacrer à la peinture presque par hasard, mais j’aurais pu développer ma vie autour d’une tout autre motivation, en travaillant avec les mêmes valeurs. Après quelques années, je pense que la peinture est ce qui est laissé de côté, ce que les autres peuvent voir et partager dans votre travail. Heureusement, ce qui reste à l’intérieur de quelqu’un, bien que parfois imperceptible, est infiniment plus profond. »

La réalité augmentée : une expérience en territoire inconnu

Est-ce la raison pour laquelle Escif s’attache parfois à retourner les choses, à révéler ce qui est caché et à brouiller les frontières ? Invité au Palais de Tokyo pour le cinquantenaire de Mai 68, il peint sur une façade une série de graffitis trouvés dans les toilettes de l’institution. Dans ces expressions négligées se lit peut-être l’héritage le plus vif de la révolte. À Lyon, dans le cadre de Veduta, il prolonge ce questionnement sur les conditions d’apparition d’une parole publique populaire. À Vaulx-en-Velin, « Escif avait remarqué qu’à la cité du Mas du Taureau, des murs d’expression libre en béton datant des années 1970 avaient été offerts aux habitants, raconte Adeline Lépine. Or, ces murs étaient souvent nus, vides. Il y a vu la forme d’une mule, ce qui lui a donné l’idée de faire le parallèle avec eMule, la plateforme de peer-to-peer. Ce qui l’intéressait, c’était de montrer qu’aujourd’hui les espaces numériques sont des lieux d’expression supposés libres, mais qu’ils sont dans les faits encadrés par les développeurs. » Escif conçoit alors en collaboration avec l’activiste informatique N3m3da une application de réalité augmentée qui offre aux habitants d’interagir anonymement, en toute autonomie, via un réseau de box pirates disposées dans divers espaces publics – mais pas à Vaulx-en-Velin, qui a refusé le projet – et dont les plans sont sous licence Creative commons. « Ces dernières années, j’ai eu l’occasion de travailler avec des systèmes de réalité augmentée et d’expérimenter leurs possibilités, explique-t-il. Je voulais voir dans quelle mesure je pouvais obtenir une participation active des utilisateurs. Que les gens puissent se connecter à l’installation à partir de leur propre expérience. Ce sont des projets qui m’ont aidé à développer des expériences sur un territoire totalement inconnu de moi. »

Sonder la part matérielle du numérique suppose aussi d’en rendre visible l’impact écologique et politique. Au MIMA, à Bruxelles, dans le cadre de l’exposition « Dream Box » en 2019, il exposait par exemple un « piano magique » évoquant une mine de coltan au Congo. Le public y découvrait les liens entre l’extraction de ce minerai indispensable à la fabrication des outils numériques et la guerre civile. De manière ambiguë, l’œuvre se donnait pour un jeu en réalité augmentée, comme pour mieux signifier l’écart entre la légèreté des usages contemporains des technologies et leur impact politique, largement invisibilisé. « La technologie est comme un poison, souligne Escif. C’est certain. Mais comme tout poison, pris à la juste dose, elle peut être aussi un grand antidote. » Cet antidote, il semblerait qu’il se loge, encore et toujours, dans l’espace vécu – seul point d’appui tangible pour réaliser le vœu de l’artiste : l’avènement d’un autre monde, écologiste et féministe, enfin débarrassé du capitalisme.

 

La vie d’ESCIF vue par ESCIF
1979
Un spermatozoïde de mon père parvient à féconder un ovule de ma mère. Magie. L’aventure commence
1989
Ma mère décide de m’inscrire à un cours de dessin et de peinture dans un petit atelier. Je ne le savais pas encore, mais c’était une graine puissante
1999
Premier graffiti à Valence, avec mon partenaire Albe. Qu’il repose en paix
2009
Autopublication de mon premier livre monographique
avec Artsh.it. Première exposition individuelle à Londres, au POW
2019
Je suis père. Je lance l’atelier Brilloysabor
2029
Tout indique que ce sera une année intéressante. Cela pourrait être la fin du capitalisme et l’avènement d’un système politique alternatif, féministe et écologique. Qui sait si l’on n’aura pas trouvé le moyen de dépasser la peur qui limite notre capacité à exister sur cette planète. J’ai peut-être arrêté de peindre pour me retirer méditer dans un monastère bouddhiste. Ou je pourrais tout simplement inscrire mon fils à un cours de dessin et de peinture.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°730 du 1 janvier 2020, avec le titre suivant : Escif - L’art comme expérience de vie

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