Répliques

Coup double et triple bande

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 13 avril 2010 - 812 mots

Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris distille, dans ses collections permanentes,
des œuvres élaborées sous le signe de la copie ou de la reprise.

PARIS - « Nous ne faisons que nous entregloser », rappelait Antoine Compagnon dans l’essai qu’il consacrait aux pratiques littéraires de la citation en 1979 sous le titre La Seconde Main (1). L’appropriationisme des modernes n’aurait rien d’épatant, à songer un instant aux pratiques anciennes de la copie, s’il n’était pris en tenaille entre l’appétit d’originalité moderne et de la réification produite par la société marchande. Tandis que fonctionnellement, le musée, lui, nourrit et se nourrit du mythe de la singularité et résiste (résistait ?) à la marchandisation : voilà qui fait de « Seconde main » une proposition à facette multiple, et fort bienvenue.

Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris s’est proposé en effet non tant d’en faire une exposition thématique que de distiller au sein de l’accrochage permanent de sa collection les quelque soixante-dix pièces de la cinquantaine d’artistes « coupables » de gestes de reprise, avec une infinité de stratégies artistiques, de la digne citation à la simulation piratesque. Ainsi dispersée et objet d’un parcours qu’il faut mener avec légèreté, voire dilettantisme si l’on ne souhaite pas transformer la visite, cahier d’information gratuit en main, en chasse au trésor, la logique de minage ou de déstabilisation trouve son sens et permet de mesurer des enjeux divers – comme dans le vis-à-vis de leur « original » dans la collection Not Picasso de Mike Bidlo (1987), salle 8.

Plusieurs œuvres viennent aussi, si l’on peut dire, « compléter » les collections avec plus ou moins de distance. On n’a jamais vu autant de Mondrian au Musée d’art moderne, de Pollock, de Malevich, de Duchamp. Le Étant donnés… de Richard Baquié (1991, collection MAC, Lyon) met à nu l’œuvre de Duchamp visible par l’œilleton à Philadelphie – sans mur ici – et ouvre à l’intranquillité de l’œuvre moderne, entre objet et concept. Autant de coups à double, triple bande ou plus encore, desquels sort non une typologie systématique mais un petit vertige délicieux offert à l’attention du spectateur et aux cadres de son musée imaginaire personnel. Le « Malevich inconnu » qui refait l’exposition « 0.10 » de 1915 en 1985 à Belgrade s’engage sur une position sans doute plus grave et problématique que Nicolas Chardon et sa Croix noire sur tissu d’ameublement.

Les stratégies les plus frontales ne sont pas les moins troublantes, quand Art & Language ou Braco Dimitrijevic font des Pollock (et l’on pourrait même dire de « bons » Pollock), décalant la figure historique, alors que Mondrian se voit traité avec plus de distance par Sherrie Levine, Tom Sachs, Mathieu Mercier ou General Idea. Style et signature sont suspendus, et la voie entre hommage et outrage ironique souvent concurrente. Ainsi, quand Olivier Mosset peint des Peintures à bandes (1974) avec des bandes un peu trop larges ; quand Fayçal Baghriche efface Klein dans l’image du saut, devenant plus vide que vide ; quand Raphaël Zarka déplace un Tony Smith en pièce d’intérieur.

Décalage calculé
La transmatérialisation ou le changement de médium introduit aussi dans la pratique de la reprise la distance signifiante, sans trancher dans l’ambiguïté. Ainsi quand il s’agit de photocopier d’après reproduction une peinture de Martin Barré disparue, comme le fait Clément Rodzielski (2009), de filmer un Rothko (Bertrand Lavier, 2004), de répliquer en cristal le Nouveau-né de Brancusi posé sur une table de Gerrit Rietveld (Sherrie Levine, 1993-1994).

La photographie sait être tour à tour l’objet et le moyen de reprises au décalage calculé, quand Jonathan Monk « complète » le parcours photographique d’Ed Ruscha dans une rue de Los Angeles (2002). Au-delà de gestes isolés, il est aussi des artistes qui ont engagé, de manière très systématique dans leur œuvre, des rapports de reprise-démarque. Repreneur invétéré, Ernest T. emprunte, par reconstitution d’après photo, une invective de Picabia programmatique et réinvente des Douanier Rousseau disparus.

Les répétitions d’André Raffray ne pouvaient manquer ici, lui qui a si volontiers et au crayon de couleur transposé Duchamp et Picasso parmi tant d’autres, faisant de ce réinvestissement le cœur d’une démarche de peintre de peinture. Sturtevant n’aurait pu manquer non plus, alors que Gabriele Di Matteo y apporte un propos joueur et grinçant : l’installation spectaculaire consiste en un stock de répliques en noir et blanc à l’échelle 1 et d’après photo, exécutées par des copistes italiens, des peintres contemporains chinois à succès mais vendues à prix unique. Avec encore quelques faussaires, anonymes ou autres incertains, de manière transgénérationnelle, le parcours remplit sa promesse, sans l’ambition d’épuiser ou de systématiser ses enjeux.

SECONDE MAIN, jusqu’au 24 octobre, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, dans les collections permanentes, 11, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00, www.mam.paris.fr, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi 10h-22h

SECONDE MAIN

Commissaires : Anne Dressen et Sébastien Gokalp

Nombre d’œuvres : environ 70 d’une cinquantaine d’artistes

(1) Antoine Compagnon, La Seconde Main ou le travail de la citation, éd. du Seuil, collection « Poétique », 1979, 414 p., 30 euros, ISBN 978-2-0200-5058-6

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°323 du 16 avril 2010, avec le titre suivant : Coup double et triple bande

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