Céleste Boursier-Mougenot : Le monde réenchanté

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 11 mai 2015 - 1884 mots

VENISE / ITALIE

À la Biennale de Venise, où il représente la France, le musi-plasticien parvient à faire bouger des arbres connectés avec le désir de transformer les gens.

Combien y en avait-il ? Deux… trois… quatre… difficile de s’en souvenir. C’était il y a dix-huit ans. Jean-Louis Froment, qui dirigeait alors le Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux, lui avait proposé d’installer ses piscines musicales dans les locaux d’une boutique à l’ancienne, avec parquets et lambris en bois, qui servait d’annexe pour des expositions de jeunes artistes. Jeune, il ne l’était plus exactement – il avait alors 36 ans –, mais jeune artiste, il l’était complètement puisque c’était là l’une de ses premières prestations. Il faut dire qu’il avait tout d’abord consacré son temps à la musique, compositeur de 1985 à 1994 de la compagnie Side One Posthume Théâtre de Pascal Rambert. Rien qu’à entendre la musique que faisaient les récipients de porcelaine et les verres à pied qu’il avait pris le soin de placer dans les piscines en plastique bleu azur où ils s’entrechoquaient, ceux qui ne le connaissaient pas pouvaient très vite mesurer l’intérêt évident qu’il avait pour celle-ci. Céleste Boursier-Mougenot (CBM), né à Nice en 1961, l’a toujours dit : il aspirait à faire carrière dans la musique mais il l’a finalement faite dans les arts plastiques.

Avril 2015, CBM est débordé. Il arrive tout juste de Sète où il vit et travaille. La journée qui l’attend est folle : il a rendez-vous chez l’attachée de presse qui s’occupe du pavillon français à la Biennale de Venise dont il est l’hôte cette année, reçoit quelques journalistes qui l’assaillent de questions, débriefe de questions techniques, saute dans un taxi pour rejoindre le Palais de Tokyo dont il est l’un des invités de l’été, participe à la conférence de presse ad hoc, saute encore dans un taxi pour aller prendre l’avion et arriver en soirée à Venise. Malgré cela, Céleste est un homme heureux. On le serait à moins. Il va pouvoir mettre en œuvre des projets qui lui trottent dans la tête depuis longtemps. Il est loin celui des simples piscines en plastique. Depuis lors, il a considérablement développé le travail en élaborant toutes sortes de dispositifs plus ou moins complexes au travers desquels il reconfigure les possibilités rythmiques et mélodiques, aussi bien visuelles que sonores, des matériaux et des médias qu’il emploie pour générer, le plus souvent en direct, des formes sonores qu’il qualifie de « vivantes ». « Il n’y a que cela qui m’intéresse : expérimenter ! », s’exclame-t-il à qui veut l’entendre.

Le désir, plus fort que le jugement académique
Emma Lavigne et Daria de Beauvais, respectivement commissaires de l’exposition de CBM à Venise et au Palais de Tokyo, en savent quelque chose. « Céleste a des images, dit la première, qui l’habitent pendant des laps de temps très longs et des institutions comme le Palais de Tokyo et le pavillon français à Venise sont pour lui des espaces de liberté qu’il va fertiliser de son imagination. » Et de souligner l’incroyable quantité de pièces que l’artiste a réalisées à travers le monde, au Japon, en Australie, à New York, etc. Céleste Boursier-Mougenot « est un chercheur mécanicien, un expérimentateur infatigable, créant sans relâche des formes immatérielles sensibles en lien secret avec la vie », disait de lui François Quintin en 2006 alors que, directeur du Frac Champagne-Ardenne, il l’avait invité à faire une exposition. Mémorable, son Prototype pour un index en est une parfaite illustration. Exploitant la potentialité musicale des mots, il avait mis comme en réseau les claviers d’un ordinateur et d’un piano de sorte que tout usager pouvait continuer normalement son travail de bureau tout en produisant une œuvre musicale inédite. Costume noir, chemise noire, boots en cuir noir, lunettes de soleil sur le crâne, les cheveux courts grisonnants, le visage quelque peu émacié, Céleste Boursier-Mougenot est assis à la table où il reçoit les journalistes. Il les remercie d’avoir accepté de les rencontrer ensemble, cela lui évite de répéter inlassablement la même histoire. Sitôt la première question posée, il n’arrête plus. CBM est bavard.

Il a le soin de bien expliquer son travail pour qu’il n’y ait pas de malentendu et que tout un chacun en perçoive l’intention, les mécanismes et les processus. Très vite, il ne peut s’empêcher de recaler son histoire au rapport de ses études d’apprentissage de la musique postsérielle avec un professeur qui considérait Jean Barraqué plus fort que Pierre Boulez. Des études qui, tient-il à préciser, « m’ont permis d’assumer que j’étais totalement inapte et m’ont fait comprendre que mon désir était beaucoup plus fort que le jugement académique ». Faute d’être musicien, CBM serait donc artiste donnant forme à sa musique en réalisant des installations dont l’idée lui vient tant de son imaginaire et de sa sensibilité que de ses lectures ou du regard qu’il porte sur son environnement. À propos de ces fameuses piscines qu’une pompe à eau immergée alimente en produisant un léger courant diamétral sous l’action duquel les objets dérivent et se heurtent délicatement, Emma Lavigne aime à raconter que Céleste lui avait dit qu’il avait été très marqué par un poème de William Burroughs intitulé Bruit blanc décrivant des étrons qui flottent dans un égout. « Dans la tête de Céleste, ajoute-t-elle, c’étaient des fleurs en train de moisir avec des couleurs fantastiques, des sonorités et tout ça se mélangeait avec des souvenirs d’enfance, des cloches tibétaines d’un film de Pasolini. C’est dire que son imaginaire en partant parfois d’aspects triviaux du réel engendre des espèces de visions qui sont sans fin, qu’on s’autorise à peine à décrire. »
Le même imaginaire l’a conduit à concevoir une immense volière – From Here to Ear (1995) – dans laquelle le public est invité à entrer pour côtoyer des oiseaux dont l’activité engendre une pièce musicale en direct. Les volatiles allant et venant sur une sorte de grand
mobile fait de cintres accrochés les uns aux autres, soutenus par des cordes d’acier tendues entre les murs et accordées, jouent de la sorte sans le vouloir une étonnante partition musicale. D’aucuns se souviennent assurément de la version monumentale qu’il avait mise en place en 2002 dans la Cour vitrée de l’École des beaux-arts de Paris, portant notamment toute son attention sur l’édification d’un « lieu dans le lieu ». Le même imaginaire l’a encore entraîné dix ans plus tard, à l’occasion de sa deuxième exposition personnelle à la Galerie Xippas, à créer une incroyable installation dans l’escalier y conduisant. Recouvrant celui-ci de galets par centaines, il l’a transformé en un sentier de montagne périlleux, comme le lit d’une rivière asséchée, obligeant le visiteur à toute une chorégraphie pour ne pas tomber. Côté réenchantement du monde, CBM n’a pas son pareil.

des expériences plurisensorielles
« Faire bouger des objets massifs dans l’espace », telle est l’une des dernières préoccupations de CBM. Aux Abattoirs de Toulouse, l’an passé, il a ainsi inventé toute une stratégie pour faire se déplacer d’eux-mêmes trois pianos « préparés » (Errance, off Road, 2013) à la vitesse du vent. « C’était un préalable à un projet qui est de faire bouger des arbres, mais des arbres connectés. C’est l’idée de choisir un matériau au sens le plus noble qui me conduira peut-être à changer de point de vue sur lui-même et sur le monde. Pour moi, c’est cela la fabrique artistique : créer une situation expérimentale qui, à un moment donné, met en balance un projet et la réaction à celui-ci. » Faire bouger des arbres, c’est justement ce à quoi vont assister les visiteurs de la Biennale de Venise. Intitulé Rêvolutions, le projet de Céleste transformera le pavillon français, par ailleurs recouvert par l’écume de l’œuvre bruitformé, texture en expansion s’écoulant du haut du bâtiment, en un îlot onirique et organique, à l’instar de ces jardins maniéristes qui cultivent le merveilleux. Mus par des véhicules en forme de charriots dont l’énergie procède des flux d’informations captés et détournés, les arbres mobiles de « transHumUs » détermineront une chorégraphie improbable, engendrant leur propre partition sonore à partir des courants électriques basse tension qu’ils produisent.

Au travail de recherche lui permettant de réaliser ses rêves, Boursier-Mougenot collabore notamment avec Samuel Bianchini, fondateur d’un laboratoire d’excellence – un labex – aux Arts décoratifs, et avec un roboticien toulousain qui a créé pour ces objets animés un relief et une topologie virtuels de sorte qu’ils puissent lire l’espace. Entre le vivant et l’artificiel, CBM voudrait-il brouiller les pistes, il ne s’y prendrait pas autrement. En réalité, il cherche à faire la démonstration que, contrairement à ce que nous pouvons penser, le monde des objets ne manque pas d’être vivace, voire qu’il est à même de produire des effets sensibles totalement inattendus. Comme le dit Jean de Loisy, le président du Palais de Tokyo, « c’est à la convergence entre danse, musique, arts plastiques et nouvelles images, nourrie par la qualité fictionnelle de la littérature américaine » que se situe la démarche de Céleste Boursier-Mougenot. Curieux des phénomènes de porosité entre nous et le monde de la nature, l’artiste ne cesse de créer des dispositifs qui sont l’occasion d’expériences plurisensorielles permettant au visiteur de prendre conscience de tous les processus mis en œuvre.

comme un poisson au palais de tokyo
Pour Paris, le projet que Céleste a imaginé – désigné du nom d’« acquaalta » – métamorphose une nouvelle fois l’espace. Il invite le visiteur à découvrir sur les murs de la galerie du rez-de-chaussée tout un monde de silhouettes accompagnées d’un son produit par l’énergie même autour du bâtiment et à se promener dans un monde aquatique, totalement occulte, en se laissant glisser en barque au fil de l’eau d’une rivière inédite, sinon à la parcourir sur des sortes de caillebottis. Métaphore plus ou moins avouée de la traversée d’un fleuve mythique – le Styx, l’Achéron ? –, telle expérience devrait, selon Loisy, « nous permettre d’approcher des moments de fin ou de transformation de la conscience, dans tous les cas des moments altérés de notre conscience. » Ici et là, CBM nous entraîne à jouer sans cesse des frontières entre le connu et l’invisible, entre l’attendu et la surprise, entre fiction et réalité. Soucieux de toujours penser à la façon dont les visiteurs sont accueillis – pour cela, il travaille volontiers avec l’agence de design Smarin –, il envisage ses installations comme des lieux singuliers, volontiers propices à la contemplation. « Finalement, dit-il, je considère les visiteurs comme des pèlerins. Je leur donne un refuge où ils vont pouvoir se poser, se reposer. Le problème aujourd’hui, c’est cette notion de public massif qui m’inquiète. Je suis très sensible à ça. Comment faire des œuvres dans lesquelles les gens deviennent bons ? » La réponse, CBM l’a trouvée : en les faisant rêver. En les émerveillant.

Repères

1961
Naissance à Nice

1985 – 1994
Compositeur pour la Pascal Rambert Theater Company

1999
Premières installations sonores

2006
Après la galerie Paula Cooper, il rejoint la galerie Xippas à Paris

2010
Nominé pour le Prix Marcel Duchamp

2013
Rejoint également la Galerie Mario Mazzoli à Berlin

2014
« Perturbations » aux Abattoirs de Toulouse, première exposition monographique de l’artiste dans une institution en Europe

2015
Représente la France pour la Biennale d’art contemporain de Venise. Exposition au Palais de Tokyo (Paris)

Céleste Boursier-Mougenot, « Rêvolutions »

Pavillon français à la Biennale d’art de Venise. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h.
Commissaire : Emma Lavigne.
www.labiennale.org

Céleste Boursier-Mougenot
Du 24 juin au 13 septembre. Palais de Tokyo. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de midi à minuit.
Tarifs : 10 et 8 €.
www.palaisdetokyo.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°680 du 1 juin 2015, avec le titre suivant : Céleste Boursier-Mougenot : Le monde réenchanté

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